GESTION DE L'IMMATERIEL:
FONDEMENTS D'UNE METHODOLOGIE GENERALE
D'EVALUATION ET DE CONTROLE
C.R.I. (Collectif de recherche sur l'immatériel)1
mars 1997

Sera présenté au congrès de l'IAAER octobre 1997


AVANT-PROPOS

L'abondance des recherches sur le thème de l'immatériel n'a d'égal que leur hétérogénéité. L'absence d'un cadre théorique commun en est une caractéristique majeure. Il semble y avoir peu de points communs entre les recherches menées en gestion des ressources humaines sur la valorisation du capital humain ou sur la motivation, en marketing sur l'évaluation des marques, en droit sur la propriété intellectuelle, en comptabilité sur l'enregistrement des actifs incorporels ou bien encore en management des systèmes d'information sur l'impact des nouvelles technologies. Il faudrait encore évoquer les recherches sur l'apprentissage organisationnel et plus généralement sur la connaissance et l'intelligence dans l'entreprise, les travaux sur la confiance, la qualité, le respect de l'environnement, l'entreprise citoyenne...

L'inexistence d'un langage commun, le manque d'homogénéité des recherches et leur caractère parcellaire2 résultent selon nous d'une insuffisance de la réflexion épistémologique et d'un refus de prendre en compte la dimension humaine inhérente à toute évaluation. La multiplicité des prises de positions sur l'immatériel, et plus spécifiquement sur son évaluation, ne sont en réalité que le reflet de la diversité des positions épistémologiques qui, faute d'être explicitées, ne peuvent être débattues.

INTRODUCTION

La gestion de l'immatériel suscite depuis quelques années un regain d'intérêt, tant théorique que pratique. Trois exemples, pris dans l'actualité des deux dernières années, témoignent de ce phénomène. En juin 1995, l'IASC (International Accounting Standards Committee) soumettait aux commentaires le projet de norme E50 (Exposure Draft E50) relatif à la comptabilisation des éléments immatériels. En juin 1995 également, le Commissariat Général du Plan3 français lançait un appel d'offres sur le thème de l'économie de l'immatériel et recevait 56 réponses. En juillet 1996, le 3ème Congrès international de l'I.F.S.A.M. (International Federation of Scholarship Associations of Management) retenait la gestion de l'immatériel comme fil directeur de ses travaux. Ces manifestations ne représentent que la partie la plus immédiatement visible du phénomène: une multitude de travaux s'inscrivent en fait dans une problématique de gestion de l'immatériel, sans que leur intitulé général y fasse explicitement référence.

Ces recherches sont associées à un enjeu économique: les entreprises consacrent de plus en plus de ressources à la création de valeurs immatérielles. Ainsi, selon une étude réalisée par un groupe de cabinets d'audit (CCAS et al., 1994), les actifs incorporels comptabilisés représentaient en 1994 12% du total du bilan consolidé des 100 premiers groupes industriels et commerciaux français. Encore ce chiffre ne donne-t-il qu'une appréciation imparfaite de l'importance de l'immatériel dans les entreprises: les modes de comptabilisation retenus conduisent, comme le montrent de nombreux travaux (Swales, 1985, ou Megna et Müller, 1991), à une minoration systématique. Par ailleurs certaines recherches tendent à montrer que la maîtrise de l'immatériel constitue un élément essentiel dans l'élaboration de stratégies et une des sources majeures de la performance des entreprises (voir par exemple Hall, 1991, 1992 et 1993).

Les contrôleurs de gestion devraient donc orienter tous leurs efforts vers la maîtrise de cette ressource. Force est de constater qu'il n'en est rien et que l'immatériel n'occupe pas dans leurs travaux la place qui devrait lui revenir (Harvey et Lusch, 1994). La solution de ce paradoxe ne nous semble pas résider dans le manque d'outils, mais dans une surabondance qui désoriente les spécialistes de l'évaluation, car ils ne peuvent identifier les fondements épistémologiques sous-jacents.

L'objectif de cette communication est donc double: proposer une épistémologie susceptible de renouveler l'appréhension de l'immatériel et de la restaurer dans la totalité de ses dimensions (1ère partie); en déduire la nature et la hiérarchie des critères à utiliser dans toute démarche d'évaluation et de pilotage de l'immatériel et ainsi poser les fondements d'une méthodologie générale (2ème partie).

La présentation d'un projet de changement au sein d'une entreprise, au cours duquel l'approche proposée a été utilisée, met en évidence les apports de la théorie à la pratique (3ème partie).

1. LES FONDEMENTS EPISTEMOLOGIQUES

Parce qu'elle intègre explicitement la dimension épistémologique, la théorie des Cohérences humaines, développée par R. Nifle4, offre un cadre pertinent pour le renouvellement de la réflexion sur l'appréhension de l'immatériel dans l'entreprise.

1.1. LA THEORIE DES COHERENCES HUMAINES, UNE THEORIE DU
SENS ET DES SENS

La théorie des Cohérences humaines se présente comme une anthropologie fondamentale, c'est-à-dire une théorie de l'Homme et de sa nature. Elle le place au centre de toute réalité; c'est lui qui lui donne Sens5 et cohérence. Le Sens peut être défini comme une disposition intérieure (une disposition "orientée") qui s'exprime par un regard particulier sur le monde, par une certaine vision des choses. Il se révèle par des manières différentes de travailler, d'échanger, de concevoir ou d'évaluer. A chaque Sens sont attachés des comportements, des attitudes, des représentations, des systèmes de valeurs différents dont la cohérence se trouve précisément dans le Sens qui les sous-tend. La théorie des Cohérences humaines est donc aussi une théorie du Sens6 et des Sens7.

Elle se déploie sur trois plans: téléologique, épistémologique, et praxéologique.

La théorie, en posant la question des finalités, a une portée téléologique. C'est aussi une épistémologie, c'est-à-dire une théorie de la connaissance. La théorie intègre dans une même cohérence le sujet, l'objet et le projet de connaissance8, alors que la science moderne a fait trop souvent de l'éradication du sujet et de toute subjectivité les conditions de l'objectivité scientifique.

La théorie permet enfin de comprendre comment les phénomènes se produisent ou se transforment. Par là, elle autorise une identification des moyens à mettre en oeuvre pour les maîtriser. La théorie des Cohérences humaines induit donc une praxéologie, d'autant plus solide et fructueuse qu'elle repose sur des fondements épistémologiques explicites. Sans théorie en effet, toute praxéologie risque de se réduire à une simple collection de recettes appliquées avec plus ou moins de bonheur (Morel, 1992).

1.2. LES MODES D'EXPRESSION DU SENS

Ce qui est Sens à l'origine s'exprime dans la réalité sous le mode ternaire d'une structure dite "Cohérenciel". Celui-ci se présente comme un ensemble de trois vecteurs orthogonaux associés aux trois dimensions fondatrices de l'expérience humaine.


Le vecteur vertical exprime la dimension subjective et traduit l'intention, donc le Sens dans lequel l'homme se dispose, l'orientation du regard qu'il porte sur le monde. Toute réalité humaine est réalité d'un sujet et par cela intentionnelle.

Le vecteur horizontal orienté vers la gauche exprime la dimension objective. L'objet est ce qui se distingue d'un contexte et ce dont nous sommes distincts. La dimension objective de la réalité exprime notre expérience de l'altérité.

Il n'y a pas d'objet considéré sans intention considérante et ainsi pas d'objectivité sans subjectivité; toute réalité repose sur ces deux dimensions fondamentales.

Le dernier vecteur exprime la dimension rationnelle qui apparaît ainsi comme le produit des deux dimensions précédentes9. La raison n'est donc pas première et causale, elle est seconde et subséquente10.

Ces vecteurs définissent deux à deux trois plans qui donnent consistance à la réalité:
- le plan des opérations selon lequel les choses existent "en fait", ont une corporéïté, sont présentes, par exemple dans un espace physique;
- le plan des représentations selon lequel les choses ont une forme, une image, par laquelle les identifier dans un espace de signes auquel le langage et l'imaginaire participent;
- le plan des relations selon lequel les choses ont une valeur, une qualité par laquelle les apprécier dans une communauté, un espace de relations, un espace socioculturel.

2. LES DIMENSIONS, CRITERES ET INSTRUMENTS

En quoi cette analyse peut-elle nous permettre de progresser dans l'élaboration d'une méthodologie d'évaluation et de contrôle de l'immatériel? La réponse est triple: le Cohérenciel permet d'identifier les dimensions à prendre en compte dans toute évaluation, donne la nature et la hiérarchie des critères à utiliser et indique l'instrumentation requise.

2.1. LES DIMENSIONS

Le Cohérenciel permet d'appréhender l'ensemble des facettes de la réalité. Ainsi, il montre qu'il est illusoire de vouloir appréhender immatériel et matériel indépendamment l'un de l'autre. Dans le matérialisme "vulgaire", le "matériel" est associé au plan factuel; dans la philosophie d'Aristote, il correspondrait à la dimension objective. Quoi qu'il en soit le Cohérenciel montre que l'appréhension de la seule composante matérielle de la réalité évacue une grande part de cette même réalité, celle que nous appelons "immatériel".

Certains, dans leur appréhension de l'immatériel, mettent l'accent sur le plan des relations (exemple, les travaux sur la confiance), d'autres sur le plan des représentations (exemple, les études d'inspiration cognitiviste), d'autres enfin s'attachent à la dimension rationnelle (exemple, les recherches sur la stratégie). La plupart de ces conceptions ont cependant en commun, au mieux d'occulter la dimension subjective de toute évaluation, au pire de chercher à l'éliminer11.

La structure cohérencielle permet, elle, de mettre en évidence l'ensemble des facettes de l'immatériel. Evaluer une réalité, c'est donc prendre en compte à la fois les dimensions subjective, objective et rationnelle. Renoncer à une dimension, c'est invalider l'évaluation12.

Pour la théorie des Cohérences humaines, non seulement le Sens en l'Homme fonde et oriente toute réalité, mais toute réalité repose sur cette structure ternaire qui est celle de l'expérience humaine. Le Cohérenciel, en mettant à jour les multiples dimensions de la réalité, indique ce qui doit être évalué pour être maîtrisé; la théorie est donc aussi au fondement d'une praxéologie.

2.2. LES CRITERES

Le Cohérenciel fournit en outre les critères selon lesquels évaluer tout chose, en même temps que leur hiérarchie. A la dimension intentionnelle, subjective, est associé le critère de pertinence: dans quel sens allons-nous, est-ce le "bon" sens? A la dimension rationnelle répond le critère de cohérence: toutes les dimensions s'articulent-elles correctement entre elles et sont-elles conformes à l'intention initiale? A la dimension objective correspond enfin le critère de performance: les objectifs ont-ils été atteints?

Quel usage les praticiens et théoriciens de la gestion font-ils de ces trois critères: performance, cohérence et pertinence?

La mesure de la performance est une des missions traditionnellement assignée au contrôle de gestion. L'évolution de la fonction, du contrôle vers le pilotage, renforce encore l'accent mis sur ce critère comme en témoigne le titre de plusieurs ouvrages récents consacrés à la discipline (Lorino, 1996; Jacot et Micaelli, 1996).
La notion de cohérence est présente dans la pensée sur le management stratégique (Miles et Snow, 1978), mais aussi de plus en plus dans les recherches en contrôle de gestion (ECOSIP, 1996).

Enfin la notion de pertinence est familière aux théoriciens de la comptabilité dont l'un des soucis majeurs est de développer les conditions d'une information pertinente13. En contrôle de gestion, cette préoccupation s'est affirmée depuis une dizaine d'années. Le mot semble beaucoup devoir de sa popularité au titre provocateur de l'ouvrage de Th. Johnson et R. Kaplan (1987); il a été depuis repris dans le titre de multiples ouvrages et articles (par exemple Mévellec, 1991 ou ECOSIP, 1996).

Les théoriciens et les praticiens de la gestion n'ignorent donc pas ces critères, mais ils les utilisent de manière empirique et, par conséquent, non contrôlée. Les "bons" contrôleurs de gestion les intègrent intuitivement; c'est un des éléments de leur professionnalisme. Cependant, jusqu'à présent, ces critères implicites n'ont pas été véritablement conceptualisés et formalisés; leur transmission pour favoriser l'apprentissage et la maîtrise professionnelle en souffre. L'apport de la théorie des Cohérences humaines réside dans ce travail de conceptualisation qui à la fois définit et hiérarchise les trois critères.

La pertinence est le premier critère. La pertinence d'une action, c'est sa justesse par rapport à l'intention du décideur. Rappelons que l'intention est une expression privilégié du Sens dans lequel celui-ci s'oriente. La pertinence s'exprime par rapport à des choix politiques. Une action qui serait efficiente, mais ne correspondrait pas à l'intention initialement exprimée, serait non pertinente. Par exemple, pour évaluer l'impact d'une nouvelle technologie, il faut se reporter à l'intention qui a présidé à son adoption. Accepter la dimension subjective d'une évaluation, c'est se référer à une intention et donc à la responsabilité des acteurs; s'en tenir à la seule rationalité ou à la seule objectivité, c'est au contraire la refuser.

La cohérence, associée à la rationalité (les deux termes sont souvent employés l'un pour l'autre), est le second critère. Il s'agit de savoir si toutes les dimensions d'une entreprise -au sens le plus général du terme- vont dans le même sens. L'évaluateur s'assure que les actions s'enchaînent de façon logique, ordonnée, qu'elles entretiennent entre elles un rapport adéquat.

Deux exemples peuvent illustrer ce propos. La cohérence temporelle des opérations d'un projet suppose ainsi l'établissement d'un planning, qui peut être élaboré à l'aide de méthodes d'ordonnancement faisant appel à des modèles mathématiques tels que P.E.R.T. ou M.P.M. De même la construction d'un budget s'opère selon une logique hiérarchique: il faut généralement commencer par établir le budget des ventes et par déterminer les objectifs de stocks avant d'élaborer le budget des centres de production.

La cohérence doit être non seulement "interne" à la situation évaluée, mais aussi "externe", c'est-à-dire qu'il doit y avoir une articulation logique entre l'ensemble des éléments constitutifs de cette situation d'une part et entre la situation et son contexte d'autre part.

La performance est le troisième et dernier critère. Elle renvoie à la prise en "compte" de la dimension objective, en termes d'efficacité et d'efficience14. C'est certainement le critère le plus utilisé et le mieux maîtrisé. La performance se situe à l'articulation entre le plan factuel, par exemple les données de production (quantité de produits à l'heure, taux de rebut), et le plan relationnel, c'est-à-dire l'utilité de cette production pour une communauté humaine, par exemple un ensemble de clients. La performance exprime une capacité de service. Elle mesure le résultat objectif, donc quantifiable de l'action: effets obtenus (à court ou à long terme), ressources consommées et rapport entre ces deux termes. L'objectivation est indispensable et la quantification légitime, quelles que soient par ailleurs les difficultés qu'elles puissent soulever. Parce que la mesure des ressources est plus aisée, le contrôle de gestion a jusqu'à présent privilégié cet aspect au détriment de la mesure des effets.

Les trois critères sont indissolublement liés selon une hiérarchie définie.

La cohérence est subordonnée à la pertinence15. Les débats liés à la normalisation comptable et notamment ceux portant sur les actifs incorporels illustrent cette problématique: les discussions mettent en évidence l'existence de multiples rationalités: des règles de comptabilisation peuvent avoir une forte cohérence interne, mais ne pas avoir de pertinence pour l'une des catégories d'acteurs concernés: dirigeants, analystes financiers ou autres; à ce groupe d'acteurs, elles ne fourniront donc pas une évaluation correcte.

Le caractère contingent de la rationalité a été mis en évidence par de nombreux travaux16: chaque acteur est porteur de sa propre rationalité et les conflits de rationalité sont le plus souvent des conflits d'intention, des divergences sur le sens à attribuer à une situation donnée. Pourtant ce caractère contingent est la plupart du temps occulté dans les problématiques d'évaluation de l'immatériel.

La performance est relative à une intention précise. Elle ne peut donc être conçue comme absolue et isolée; elle n'est pas dissociable des critères précédents. Par exemple, dans une entreprise, les différents départements pris isolément peuvent être apparemment être performants, mais si cette performance n'est pas relative à une performance d'ensemble et donc cohérente, alors elle peut être considérée comme négative. La stratégie des acteurs de l'entreprise vise souvent à isoler des territoires découpés de telle sorte qu'ils leur permettent d'afficher une bonne performance; ainsi évacuent-ils arbitrairement leur responsabilité par rapport à la performance globale. Il n'y a pas de performance responsable sans souci de pertinence et de cohérence17.

Si la performance est subordonnée aux deux autres critères, elle est cependant tout aussi importante, car sans elle, le risque est grand de tomber dans le subjectivisme.

2.3. LES MODES DE CONNAISSANCE ET INSTRUMENTS

A chaque dimension correspond un mode de connaissance spécifique. L'objectivité implique un mode de conscience lié à une attention discriminante, aiguë et rigoureuse; elle nécessite donc des capacités d'observation. La rationalité suppose une faculté de raisonnement. La subjectivité exige un effort d'introspection: même si cela peut paraître paradoxal, il n'est pas possible de découvrir l'intention qui sous-tend une action si on ne cherche pas d'abord en soi la réponse. Là intervient habituellement l'intuition: sans elle, il sera bien difficile de saisir l'intention qui justifie l'action et donc de juger de sa pertinence.

Le professionnalisme dans l'évaluation exige qu'à chaque mode de connaissance soit associée une instrumentation qui lui soit propre. Cet appareillage existe pour la dimension objective qui a vu le développement d'une science de la mesure, et pour la dimension rationnelle qui est évaluée par référence à des modèles. Il est en revanche encore pauvre pour la dimension subjective.

Cette déficience est probablement une marque de notre héritage cartésien. Nos sociétés "modernes" valorisent fortement l'objectivité et la rationalité, mais elles tendent à disqualifier toute appréciation subjective, assimilée à une appréciation arbitraire et irrationnelle. Cette disqualification va de pair avec une dévalorisation de l'intuition, même si certains travaux, notamment sur le comportement des dirigeants, tendent à la réhabiliter (Lebraty, 1996).

L'intuition naturelle ne peut cependant suffire pour apprécier la pertinence d'une action; il convient donc de développer de nouveaux outils et de favoriser par le contrôleur de gestion l'appropriation d'outils qualitatifs utilisés dans d'autres disciplines comme les sciences sociales ou le marketing.

3. ILLUSTRATION: EVALUATION D'UN PROJET DE CHANGEMENT AU SEIN D'UNE ENTREPRISE

La présentation succincte d'un projet de changement a été choisie comme illustration pour deux raisons. Tout d'abord, un projet met en jeu à l'évidence de nombreux éléments qualifiés d'immatériels (le temps, la connaissance, la confiance, la participation...). Ensuite, les différents plans et dimensions de la réalité y sont peut-être plus facilement repérables que dans d'autres contextes: les gestionnaires savent que dans un projet il faut maîtriser les opérations (plan factuel), le déroulement (dimension rationnelle) et les ressources (dimension objective); ils savent aussi qu'une communication efficace est importante (plan des représentations) et qu'il est nécessaire de favoriser la création d'une communauté de travail (plan des relations). La maîtrise d'ensemble n'est cependant assurée que si l'intention est connue, le Sens identifié et respecté (dimension intentionnelle).

Sans entrer dans le détail du projet qui s'est déroulé sur une durée d'un an, nous nous attacherons à montrer comment au cours de ses différentes étapes, la référence hiérarchisée aux critères de pertinence, de cohérence et de performance a permis d'en asseoir la maîtrise, de la conserver, voire de l'améliorer.

3.1. EVALUATION A PRIORI ET DANS LE COURS DU PROJET

La prise en compte du critère de pertinence exige d'identifier l'initiateur, le "porteur" du projet. Dans le cas étudié il s'agissait du chef d'entreprise, qui a aussi joué le rôle de conducteur du projet. La première formulation du projet faisait référence à la formation de ses collaborateurs pour une meilleure maîtrise professionnelle. Un travail d'élucidation du Sens, mené avec le dirigeant, a mis en évidence l'enjeu véritable: "recentrer l'entreprise sur son véritable métier en accord avec sa vocation". Le chef d'entreprise s'est particulièrement bien retrouvé dans cette formulation, à laquelle il s'est référé tout au long du projet.

La vocation et le métier de cette entreprise ayant été explicités, il est apparu évident qu'un des défis majeurs était de faire partager cette vision, non seulement par tous les collaborateurs, mais aussi par les autres partenaires de l'entreprise et notamment ses clients.

Au cours de ce projet, la structure et les méthodes de travail ont été revues. Une politique commerciale, une procédure de recrutement et d'évaluation du personnel, une politique générale et des méthodes de management ont été définies.

La cohérence entre ces différents éléments et par rapport à l'intention première a été assurée par la création, sur chacun des thèmes évoqués ci-dessus, d'un groupe de travail chargé de faire des propositions à la direction générale. Chacun de ces groupes était dirigé par un collaborateur particulièrement proche de l'état d'esprit requis par la vocation même de l'entreprise. Ce choix était essentiel, car c'est grâce à ces chefs de groupe que le Sens donné au départ a pu être maintenu et que la pertinence du projet a pu être évaluée en permanence. Les déviations, volontaires ou non, par rapport à l'intention initiale étaient immédiatement repérées; ainsi, à chaque fois, les chefs de groupe pouvaient-ils recentrer les travaux.

L'ensemble de la communication a été orchestré pour mettre en évidence moins les progrès réalisés dans l'avancement du projet que ceux effectués dans la prise en compte du métier de l'entreprise par chacun. Chaque réunion a été l'occasion pour le dirigeant de rappeler systématiquement la vocation de l'entreprise et donc le Sens du projet.

La plaquette institutionnelle, réalisée dans le cadre du projet, a servi de support aux commerciaux dans leur relation avec les clients et leur a ainsi permis de centrer leur démarche. Les principes qui y étaient exprimés ont guidé la négociation de nouveaux partenariats; ceux-ci ont permis à l'entreprise d'étendre son marché tout en restant fidèle à sa vocation.

La cohérence des décisions prises en matière d'organisation, de méthodes de travail, de relations commerciales, de principes de management et de procédures de recrutement a été assurée par l'équipe de projet réunie autour du dirigeant. Ce dernier veillait à ce que la poursuite d'objectifs spécifiques à chacun de ces domaines ne génère pas de contradiction. La référence systématique à l'ensemble de l'entreprise, à sa vocation et à son métier, a permis d'atteindre cette cohérence presque naturellement, sans effort particulier pour articuler les différents travaux. C'est un des constats qui a le plus surpris ceux qui, dans l'entreprise, avaient mené des projets dans d'autres contextes.

Le délai prévu pour le projet a été tenu. La volonté de respecter la durée fixée pour le projet était cohérente avec le principe d'"assurance de bonne fin" qui engageait l'entreprise vis-à-vis de ses clients et constituait l'une des expressions fortes de sa vocation et de son métier. C'est cette cohérence qui explique que le projet ait pu être mené à bien dans les temps et ce, sans efforts démesurés. En cela le projet a constitué une véritable pédagogie pour tous.

La réussite du projet exigeait de l'ensemble des collaborateurs un changement d'état d'esprit et dépendait fortement de leur capacité à intégrer dans leurs pratiques professionnelles le métier et la vocation de l'entreprise. C'est par leur participation progressive aux différents groupes de travail que cette évolution s'est accomplie. La prise en compte des changements effectifs dans les pratiques professionnelles a donc constitué un des critères majeurs de mesure de la performance des actions entreprises.

La référence à ce critère a été systématique: à chaque étape, le degré d'atteinte des objectifs était évalué; les plans d'action prévus au départ étaient continuellement réaménagés en fonction des progrès réalisés. Cette démarche n'a pas soulevé, il faut le souligner, de problèmes particuliers malgré l'importance des changements requis et a, au contraire, constitué un facteur essentiel de réussite.

3.2. EVALUATION A POSTERIORI

Après avoir mis en place la nouvelle organisation, posé les bases pour de nouvelles méthodes de travail, de management et de recrutement, et instauré les fondements de nouvelles relations avec les clients, l'entreprise a poursuivi son développement sur la même lancée. Une année plus tard (donc deux ans après le lancement du projet), une nouvelle évaluation a été réalisée, qui se référait aux trois critères utilisés pour l'évaluation a priori:
- pertinence: l'entreprise se maintenait-elle toujours dans l'axe de sa vocation?
- cohérence: toutes les fonctions de l'entreprise prenaient-elles effectivement en compte son véritable métier? En assumaient-elles les conséquences, chacune dans son domaine particulier?
- performance: des progrès significatifs avaient-ils été réalisés par les uns et les autres dans la maîtrise de leur métier, compte tenu des besoins de l'entreprise?

Cette évaluation a été conduite au moyen d'une enquête auprès du personnel. L'exploitation des résultats a conduit à entreprendre quelques actions rectificatives et notamment une action de formation visant à renforcer le professionnalisme de la direction des ressources humaines. Cette direction jouait en effet un rôle crucial dans la nouvelle organisation, en raison de l'ampleur des changements opérés et de la nécessité de les pérenniser.

L'évolution des services proposés aux clients, désormais davantage en accord avec la vocation et avec le métier de l'entreprise, en lui conférant une meilleure maîtrise, a généré une augmentation de 30% du chiffre d'affaires en moins de trois ans. Les effectifs ont augmenté dans la même proportion.

CONCLUSION

La maîtrise de l'évaluation est une des perspectives de l'évolution du métier de contrôleur de gestion. Pour juger de la performance, toute une science de la mesure a été développée; les contrôleurs disposent donc de nombreux outils: ils savent par exemple calculer toutes sortes de coûts ou estimer la rentabilité économique d'un projet. Pour vérifier la cohérence, ils peuvent se référer à de multiples modèles: le système budgétaire, la comptabilité analytique "traditionnelle", la méthode ABC (Activity Based Costing). Pour apprécier la pertinence, ils sont en revanche encore relativement démunis. Dans le droit fil de la réflexion épistémologique qui a été ici exposée, ont été développés des outils généraux aptes à discerner le Sens et à mesurer la pertinence des actions entreprises par rapport à ce Sens. Nous travaillons actuellement à adapter ces outils généraux aux problèmes spécifiques que doivent traiter les contrôleurs de gestion.


NOTES

1. Le C.R.I. (Collectif de recherche sur l'immatériel) associe des théoriciens et des praticiens; il est animé par D. Bessire (Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne) et R. Nifle (Institut Cohérences). Ont apporté une contribution régulière aux travaux ici présentés: F. Gautier (Université de Paris X - Nanterre), J. Meunier (Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne), G. Nédonsel (Qualitral), G. Nifle (Institut Cohérences) et B. Noir (responsable qualité). Le C.R.I. bénéficie depuis ses débuts du soutien du Mouvement Français pour la Qualité, Délégation Ile-de-France. Retour au début

2. Même au sein d'une discipline donnée peuvent coexister des approches parcellaires. Ainsi les solutions préconisées par le Plan Comptable Général français 1982 en matière de recherche et de développement ou en matière de dépenses de logiciels ne constituent-elles, comme le souligne M. Lacroix (1996), que des solutions partielles au problème des investissements immatériels.

3. Le Commissariat Général du Plan est un organisme qui dépend du Ministère de l'Economie et des Finances et qui a vocation à mener et à susciter des études prospectives dans les domaines les plus divers.

4. Il n'est guère possible d'évoquer dans le cadre de cette communication les multiples sources auxquelles puise la théorie. Elle se nourrit notamment de philosophie d'inspiration kantienne, de phénoménologie et de psychanalyse; elle se démarque du courant cognitiviste. Ne sont ici présentés que les éléments de la théorie nécessaires à la compréhension de l'exposé. Pour plus de détail, voir textes disponibles sur http://www.institut-cohérences.fr.

5. Sens avec un "S" majuscule désigne le concept tel qu'il a été renouvelé par la Théorie des Cohérences humaines; il transcende l'ensemble des acceptions du terme "sens" en français: "faculté d'éprouver les impressions que font les objets matériels; faculté de connaître d'une manière immédiate et intuitive; discernement, entendement, jugement, raison; manière de comprendre, de juger d'une personne, manière de voir, point de vue particulier; idée ou ensemble d'idées intelligible que représente un signe ou un ensemble de signes; acception, signification, valeur; idée intelligible à laquelle un objet de pensée peut être rapporté (raison d'être); ordre des éléments d'un processus, direction,..." (Dictionnaire Le Robert).

6. La question du Sens est également au coeur des travaux entrepris par les éthnométhodologues dans le sillage d'H. Garfinkel (1967) et notamment par K. Weick (1995). Mais là où les théoriciens de l'enactement voient une "production" de Sens, la théorie des Cohérences humaines voit un "discernement" de celui-ci.

7. La théorie, confortée par la pratique, permet d'identifier des familles génériques de Sens; pour une application au contrôle de gestion, voir Bessire et Nifle (1996).

8. J.-M. Besnier (1996, p. 25-26) rappelle que "définie minimalement, la connaissance est la mise en relation d'un sujet et d'un objet par le truchement d'une structure opératoire"; la théorie des Cohérences humaines se différencie radicalement des approches habituelles en substituant à la dialectique sujet-objet la trialectique sujet-objet-projet (Nifle, 1996).

9. La confusion fréquente entre objectivité et rationalité prend sa source dans une logique cartésienne qui opère une coupure entre le sujet et les autres dimensions de la réalité. Le Cohérenciel donne une traduction géométrique à cette confusion: les dimensions objective et rationnelle se situent en effet dans le même plan.

10. Le mot latin de ratio dont dérive le mot raison signifie notamment rapport.

11. La subjectivité ne doit cependant être confondue avec l'arbitraire; elle n'est pas non plus synonyme de subjectivisme ou de relativisme.

12. L'image du trépied peut être utilisée: ôtez un pied, il s'effondre et devient impropre à son usage.

13. "Pour être utile, l'information doit être pertinente par rapport aux besoins de prises de décisions des utilisateurs. L'information possède la qualité de pertinence lorsqu'elle influence les décisions économiques des utilisateurs en les aidant à évaluer les événements passés, présents ou futurs ou en confirmant ou corrigeant les évaluations passées." (Cadre de préparation et de présentation des états financiers de l'I.A.S.C.)

14. L'efficience est définie par M. Gervais (1994, p. 13) "comme la somme d'outputs obtenus par unité d'input. Une machine efficiente est celle qui produit une quantité donnée d'outputs avec une consommation minimale d'inputs ou celle qui produit le plus d'outputs possible à partir d'une quantité donnée d'inputs. L'efficacité, au contraire, s'apprécie par rapport aux objectifs de l'organisation (jusqu'à quel point a-t-on atteint les résultats prévus et voulus?)".

15. M. Capet et al.(1986, p. 333) expriment la même conception. Selon eux, par cohérence, "on entend que les décisions sont logiques entre elles et par rapport à une échelle de préférences". L'échelle de préférences est très étroitement associée à la dimension intentionnelle de la réalité et à un système de valeurs.

16. M. Crozier et E. Friedberg (1981, p. 277) présentent ainsi la révolution conceptuelle introduite par H. Simon: "pour comprendre le choix d'une décision, il ne faut pas chercher à établir la meilleure solution rationnelle, puis essayer de comprendre les obstacles qui ont empêché le décideur de la découvrir ou de l'appliquer. Il faut définir les options qui s'offraient à lui séquentiellement du fait de la structure du champ et analyser quels sont les critères qu'il utilisait consciemment ou inconsciemment pour accepter ou refuser ces options. [...] Ce modèle conceptuel présente l'extrême intérêt de reconnaître l'importance considérable qu'a pris le calcul rationnel et même de façon plus générale ce qu'on pourrait appeler l'idéologie de la rationalité, de permettre de leur faire effectivement une place sans pour autant accepter le raisonnement sur lequel ce calcul et cette idéologie se fondent".
L'articulation entre cohérence et pertinence renvoie également à la problématique différenciation-intégration (Lawrence et Lorsch, 1967) qui peut s'exprimer encore en termes de relation entre diversité et unicité. Dans le Cohérenciel, l'unicité est liée à la dimension intentionnelle qui s'exprime par une finalité unique (plusieurs finalités peuvent être exprimées, une seule cependant entrera en ligne de compte dans l'évaluation); la diversité est relative à la multiplicité des objets ou groupes d'objets de préoccupation. La cohérence est précisément l'intégration ordonnée, donc rationnelle, de la multiplicité des objets par l'unicité de l'intention.

17. Une telle approche remet en cause la logique du découpage de l'organisation en centres de profit.



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