Dominique Bessire,
maître de conférences en sciences de gestion,
Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne,
email : bessire@univ-paris1.fr

Roger Nifle, fondateur et dirigeant de l'Institut Cohérences
(Auteur de la théorie des cohérences humaines et ses méthodes)
email : rnifle@coherences.com

 

Cet article a fait l'objet d'une intervention aux 2èmes jounées d'histoire de la comptabilité à Tours le 29 mars 1996 et d'une publication dans Les cahiers de recherche de l'A.F.C. n°1 mai 1996

Les concepts originaux sont issus de la théorie des cohérences humaines de Roger NIFLE
(TRAVAUX, TEXTES, SITES à VISITER)


LE SENS DU CONTROLE DE GESTION,
QUELQUES REPERES EPISTEMOLOGIQUES

mars 1996



Définir le contrôle de gestion est un exercice particulièrement difficile, tant les pratiques au sein des entreprises et les conceptions exposées dans divers ouvrages et articles recouvrent des notions variées. Tantôt l'expression contrôle de gestion reçoit une acception si large qu'il devient difficile de faire la différence avec la gestion ou avec le contrôle en général, tantôt au contraire cette expression est interprétée d'une manière tellement restrictive que l'on pourrait imaginer que cette fonction se limite à la mise en oeuvre de méthodes et d'outils standardisés. Nous nous proposons, dans cette communication, de tenter de dépasser cette querelle de définitions en esquissant les bases d'une réflexion épistémologique sur le contrôle de gestion.

Chacune des conceptions du contrôle de gestion correspond en effet à une manière bien particulière d'appréhender la réalité de l'entreprise. En recherchant le sens qui est à l'oeuvre dans chacune de ces visions, il est possible de dresser une typologie des conceptions du contrôle de gestion et, subsidiairement, de mettre en évidence leur évolution dans le temps.

Notre démarche prend appui sur une réflexion théorique et pratique développée par R. Nifle (1993). Certains des résultats de sa recherche peuvent être schématisés sous forme d'un graphique dénommé carte des cohérences ou carte des Sens. L'utilisation de toute carte suppose une référence à un système de coordonnées; la carte des cohérences n'échappe pas à cette règle et, parmi une infinité d'orientations possibles, retient huit axes qui font office de repères: un axe nord-sud, un axe est-ouest et les deux diagonales.
Nous étudierons successivement chacun des sens et la conception de l'entreprise et du contrôle de gestion qui lui est associée. Le schéma ci-après permet de visualiser la démarche qui est exposée dans les pages suivantes.

CARTE DES SENS ET COHERENCES DE L'ENTREPRISE





1. Les axes fondamentaux: axes est-ouest et nord-sud

Les sens portés sur chacun des axes s'opposent deux à deux: opposition est-ouest entre une entreprise conçue comme un structure fonctionnelle et une entreprise vue comme un acte engagé; opposition nord-sud entre une entreprise décrite en termes de projet et une entreprise réduite à n'être qu'une simple exploitation.


1.1. Opposition est-ouest: structure fonctionnelle versus acte engagé

1.1.1 Orientation est: une structure fonctionnelle

La structure est la "disposition des "parties" d'un ensemble abstrait, d'un phénomène, d'un système complexe, généralement envisagée comme caractéristique de cet ensemble et comme durable"; quant au structuralisme, c'est la "théorie selon laquelle l'étude d'une catégorie de faits doit envisager principalement les structures".
Dans ce sens, lorsqu'on considère une chose donnée, on suppose toujours une structure, un modèle sous-jacent (structure linguistique, génétique...). La réalité est alors assimilée à la façon dont fonctionne et se déploie cette structure.

Dans cette optique, les entreprises sont vues comme des organisations, des structures qui fonctionnent. L'hypothèse sous-jacente est que si l'on veut comprendre ce qui s'y passe, il faut se référer à leur structure. Cette conception caractérise notamment l'organisation bureaucratique telle que l'a définie M. Weber -modèle selon lui d'organisation efficace et rationnelle- et qui se caractérise notamment par une organisation permanente de fonctions officielles régies par des règles abstraites, une division systématique du travail, des droits et du pouvoir, une hiérarchie des fonctions et une consignation écrite des actes administratifs, des décisions et des règles (Etzioni, 1971, pp. 95-107).

Les entreprises qui se réfèrent à une structure sont très organisées et se focalisent sur les normes. Les individus qui y travaillent adoptent les mêmes comportements et considèrent que ceux qui ne se conforment pas à ces règles se comportent de manière anormale; les nouveaux arrivants sont ainsi fortement incités à "se couler dans le moule".

Le contrôle de gestion s'est construit historiquement par référence à une structure et selon un modèle typiquement bureaucratique. Il en possède en effet les trois caractéristiques essentielles: rationalité, expression de l'autorité centrale et, par voie de conséquence, impersonnalité (Maître, 1984, p. 245).
La rationalité du contrôle de gestion s'exprime dans son mode de construction -"on attend des planificateurs qu'ils effectuent leurs travaux selon une série de phases logiques et ordonnées et non selon des modes intuitifs et globaux" (Maître, p. 245)-, mais aussi à travers l'importance donnée au formel et à l'explicite.
L'autorité centrale se traduit par un ensemble de normes qui "définissent les droits et obligations de chaque titulaire de rôles et de chaque unité opérationnelle" et "vont servir de cadre contraignant à tous les managers dans leur prise de décision" (Maître, p. 246) et se manifeste concrètement par la division de l'organisation en centres de responsabilités.

L'impersonnalité du système réside dans son refus de tenir compte des particularismes individuels puisqu'il a "pour effet de fixer à l'organisation des objectifs et des stratégies qui transcendent ceux de ses membres" (Maître, p. 249).

Dans cette logique, le contrôle de gestion est un contrôle de conformité -conformité à une structure, une règle, un standard, une norme- et l'appréciation porte sur ce qui est normal et ce qui ne l'est pas. Cette vision s'est exprimée notamment dans la mise en oeuvre de la gestion par les coûts standard, puis dans sa généralisation que constitue la gestion budgétaire.

Cette conception a été dominante en France au début des années soixante-dix, époque à laquelle l'assimilation entre contrôle de gestion et contrôle budgétaire est assez fréquente, tant dans la pratique des entreprises que dans les ouvrages consacrés à la discipline.

1.1.2. Orientation ouest: un acte engagé

Dans ce sens, la réalité est la manifestation d'un principe, d'un individu. Vous parlez: on se pose la question de savoir qui vous êtes; on ne cherche pas à comprendre d'abord la structure linguistique, mais la personne et ce qu'elle exprime.

Dans cette conception, l'entreprise est un acte, l'expression d'un engagement, et c'est en fonction de cet engagement qu'elle s'organise. C'est notamment cette conception que retient, nous semble-t-il, J.P. Bréchet (1995), bien qu'il donne au terme projet une acception différente de celle qui sera retenue ici. Parmi les deux acceptions possible du mot entreprise "mise à exécution d'un projet" et "unité économique de production", J.P. Bréchet retient la première. Cette définition fait référence à une conception exprimée dès le XIIème siècle et repérée par J.C. Mérigot (1992) dans laquelle on entend par entreprise "un accord réciproque pour mener une action à terme, un projet élaboré en commun" (Bréchet, p. 5). Partir de cette conception implique de s'inscrire dans une "perspective qui lie les fins aux moyens, en accordant la primauté aux fins" (Bréchet, p. 8).

Les organisations qui se réfèrent à un engagement ont le souci de leurs origines, de ce qui va arriver, et comptent dans ce but; l'ambition initiale, le respect de la raison d'être, la volonté des dirigeants jouent un rôle important. "Ce qu'il y a de commun aux différentes phases de la vie de l'organisation, ce ne sont plus ses structures, ni ses fonctionnements, c'est le projet d'entreprendre défini par ses attributs évolutifs qui devraient relever au moins pur une part de la volonté et des objectifs des porteurs de projet" (Bréchet, p. 9).

D'une certaine manière l'opposition entre ce sens et le précédent s'apparente à une opposition entre "entreprises" et "administrations" (au sens caricatural des termes).

Dans ce sens -l'entreprise comme acte engagé-, le contrôle de gestion, s'il existe, ne peut pas se limiter à vérifier la conformité d'un comportement, il ne peut que "contrôler" l'acte; son rôle est d'aider à la bonne conduite des choses, le critère étant la fidélité aux engagements. Ce qui est important, c'est qui permet d'atteindre les buts. Le contrôle de gestion devrait jouer un rôle subsidiaire, mais subsidiaire dans le plein sens du terme.

La conception dominante aujourd'hui du contrôle de gestion étant plus orientée dans le sens de la conformité formelle à une structure que dans le sens de respect d'un engagement, de nombreuses entreprises -petites et moyennes notamment- qui par leur conception se situent plutôt dans le sens ouest, répugnent à implanter un tel système. Ce qu'elles voient du contrôle de gestion dans d'autres entreprises ne les encourage guère dans cette direction et même si elles le voulaient, elles auraient probablement du mal à trouver les hommes capables d'assumer le type de contrôle de gestion dont elles ont besoin.


1.2. Opposition nord-sud: projet versus exploitation

1.2.1 Orientation nord: un projet

Dans ce sens, il est fait référence à une échelle de valeurs. La relativité des moyens est prise en compte et les appréciations sont portées en fonction des objectifs poursuivis.

Dans les entreprises correspondant à cette conception sous-jacente, les choses ne prennent de la valeur que par rapport au but recherché. Tout ce qui va dans un autre sens est dénué de valeur.

Ce n'est que dans les entreprises qui raisonnent en projet que l'évaluation prend tout son sens. Le contrôleur de gestion est alors le spécialiste de l'évaluation, mais s'il évalue, ce n'est pas dans l'absolu, mais par rapport au projet.

La réflexion qui est menée par certains responsables au sein de collectivités locales dessine peut-être les prémisses d'un contrôle de gestion de cette nature: "il s'agit de surveiller et de contrôler les dépenses, mais également de s'interroger sur les politiques menées et leurs impacts. En plus des notions d'économie, d'efficience et d'efficacité, traditionnelles en contrôle de gestion, l'évaluateur doit formuler un avis sur la valeur même des objectifs et donc des choix politiques pris" (Dupuis, 1995, pp. 10-11). Cette conception se traduit parfois par la mise en place, au sein de ces collectivités, de cellules d'évaluation.

1.2.2. Orientation sud: une exploitation

L'entreprise comme exploitation est sous-tendue par une vision matérialiste qui élimine "la subjectivité en réduisant le monde, avec l'homme dedans, à un système d'objets reliés entre eux par des rapports universels" (Sartre, 1949, p. 138).

Dans cette optique, les choses ne sont que ce qu'elles sont; on ne peut que les constater, les dénombrer. L'entreprise est donc entièrement centrée sur le quantitatif, c'est une entreprise de production de masse; elle est conçue comme un exploitation pour produire toutes sortes de choses: de l'argent, des matières, des produits.
Toute une philosophie industrielle s'est développée selon cette conception, avec notamment le taylorisme dans sa version caricaturale: la parcellisation, le geste élémentaire...

Dans ce sens, le contrôleur de gestion est un comptable bis, un pointeur qui compte tout: les temps élémentaires, les entrées... Le contrôle de gestion se réduit à une conception caricaturale de la comptabilité analytique. Le contrôleur de gestion est selon la formule fameuse un "compteur -voire un rationneur- de haricots".



2. La combinaison des axes: les diagonales

Les sens portés sur chacune des diagonales peuvent être compris comme la combinaison des sens précédents. Nous explorerons d'abord ceux qui sont associés à une logique d'exploitation, puis ceux qui s'inscrivent dans la perspective d'un projet.



2.1. Moitié sud: conceptions à dominante matérialiste

2.1.1. Orientation sud-ouest: logique de possession

La logique de possession et de puissance dessine un monde de rivalités, de territoires. La concurrence, la guerre économique ne sont pas des accidents, mais sont ici dans la nature des choses.

"Avoir les moyens d'agir", telle est la fin de l'entreprise selon cette conception. Avoir pour pouvoir est sa loi -qui peut s'inverser en pouvoir pour avoir-. L'entreprise de possession est l'exercice d'une volonté de puissance; ses acquis (biens matériels, pouvoirs, profits...) sont la fin en même temps que les moyens de son pouvoir.

Le sens de ce type d'organisation se réalise dans la recherche d'une emprise sur un territoire représenté par un marché, une clientèle, qui se fait à l'encontre d'autres entreprises du même type. La volonté de puissance s'exprime donc par une tendance monopolistique.

Le sentiment d'urgence intervient dans la définition de la hiérarchie des valeurs; l'entreprise n'a pas le temps de vérifier la conformité de ses actes avec le règlement, avec la loi (voir l'actualité récente).

La confusion de l'intérêt particulier et de l'intérêt général -qui se trouve réduit au premier- légitime toute finalité personnelle, en même temps qu'elle la renvoie dans l'occulte, le tabou, l'interdit. La manipulation des réalités en fonction de paramètres occultes devient la loi. Les faits ne sont pas pris en compte de manière objective, ils ne sont considérés qu'en fonction des affects, des sentiments, de manière manoeuvrière et manipulatoire.

Dans ce contexte, le contrôle de gestion se résume à la question: "combien de haricots cette semaine"? Le contrôleur ne doit pas se risquer au-delà. Il doit se contenter de vérifier que la marche est efficace et s'efforcer de percevoir ce qui plaît au dirigeant pour lui donner un compte-rendu de la réalité conforme à ses souhaits. Il est somme toute payé pour apporter à la direction générale un paysage qui lui convient; il fait de l'"information", il renseigne sur l'état des troupes. S'il veut rester en scène, il faut qu'il soit "bien en cour", qu'il sache faire acte d'allégeance.

Le principe officiel est qu'il n'y a que les faits objectifs qui comptent; dans la réalité, les faits sont fabriqués à partir des affects. Si, par exemple, l'objectif est de passer devant le principal concurrent, le contrôleur de gestion mesurera la croissance de la part de marché; la fonction reporting comparera des chiffres réels, mais en se focalisant sur ce seul aspect; l'arrivée de nouveaux concurrents pourra passer inaperçue ou sera niée.

Dans cette conception du contrôle de gestion, les indicateurs ont tendance à changer en fonction des résultats. Le contrôle de gestion est intégré dans un scénario de trafics: parce qu'il y a suspicion entre les dirigeants et la base, il y aura falsification au niveau du terrain et le contrôleur de gestion falsifiera à son niveau pour contrer la falsification de la base.

Le phénomène d'autocensure du contrôleur de gestion dans ce scénario prend de l'ampleur. Le contrôleur s'interdit de porter un jugement sur la gestion des ressources humaines; de façon plus générale, il s'interdit toute prise de position qui pourrait apparaître comme une critique. Si les chiffres sont mauvais, on risque de lui dire qu'ils sont prématurés ou qu'ils ne sont peut-être pas fiables, qu'ils devraient être vérifiés... Le contrôleur de gestion en est réduit à faire semblant de tenir une position d'objectivité.

Dans ce type d'entreprise, il peut y avoir dissociation de la fonction contrôle de gestion, avec un subalterne (quelquefois appelé "contrôleur budgétaire") dont le rôle se limite à compter, et un contrôleur de gestion (qui porte parfois le titre de "conseiller du Président" et est désigné dans les bruits de couloir comme l'"éminence grise") qui a pour mission d'interpréter. Il ne faut donc pas se fier aux dénominations: le contrôleur de gestion en titre fait peut-être tout autre chose que ce que son titre laisserait supposer.

2.1.2. Orientation sud-est: logique de système

Dans ce sens -qui correspond à une conception dominante dans la société d'aujourd'hui-, c'est une logique mécaniste qui l'emporte: l'économie est vue comme un système régi par des lois "naturelles" et donc susceptible de se voir appliquer des règles scientifiquement déterminées. Dans cette optique, c'est la circulation qui fait la richesse.

L'entreprise-système apparaît régie par des règles qui l'inscrivent dans le système économique. Elle est un univers de normes matérielles, d'éléments que l'on compte et qui sont organisés en réseaux. Elle obéit à une rationalité essentiellement circulatoire; elle est une structure de circulation, un maillage, un tissu d'échanges, un sorte de mécano de flux (flux matériels, flux financiers, ressources humaines).

La perfection du fonctionnement est recherchée pour elle-même. La rapidité de circulation devient la valeur suprême et les objectifs tendent à s'exprimer en termes de fonctionnement du processus et non de production du processus.

L'automatisation, la robotisation en sont l'horizon logique. L'entreprise-système, idéal moderniste, semble pouvoir et devoir se passer de l'homme qui est considéré au mieux comme le chaînon faible, au pire comme une variable de la régulation économique. Ce type d'organisation attend des hommes qu'ils s'adaptent à ses contraintes et que, des seuls succès du système, ils reçoivent la légitimation de leurs actes et un profit proportionné. L'idéal mécaniste trouve dans le progrès de la science et de la technique les substituts dociles et prévisibles que sont les machines, constituées et constituantes de mécanismes automatiques. Le robot est l'agent idéal de l'entreprise-système, figure anthropoïde posée comme idéal humain.

Les concepts et pratiques de contrôle de gestion, dans ce type d'organisation, sont plus ou moins sous-tendus par une vision réductrice de la gestion par les processus et de ses applications comme le management par les activités.

Dans ce contexte, le contrôleur de gestion effectue ses comptages en se référant au schéma des flux. Il est chargé de scruter la circulation aux endroits les plus adéquats pour s'assurer que rien ne vient la freiner et de compter les dysfonctionnements pour que d'autres puissent réparer les circuits.

Cette vision est très présente dans les approches cognitivistes pour lesquelles la fonction du contrôleur de gestion est de concevoir des systèmes complexes de contrôle. Le contrôle de gestion s'engage alors dans un processus sans fin: pour remédier aux dysfonctionnements, il faut toujours plus de contrôle. Or selon la "loi de la variété requise" énoncée dans le cadre de la théorie des systèmes, la complexité du système de contrôle doit être au moins égale à celle du système contrôlé; comme les systèmes de contrôle sont eux-mêmes susceptibles de connaître des défaillances, la quantité d'incontrôlé croît avec la quantité de contrôle.

Avec cette conception s'installe parallèlement la croyance que diriger une entreprise, c'est la contrôler.


2.2. Moitié nord: conceptions associées à la notion de projet

2.2.1 Orientation nord-est: logique de rationalité idéale

Cette conception, qui reste très vivante, est inspirée par le rationalisme des Lumières. La réalité s'y exprime par des projets normatifs. Cette rationalité idéale s'oppose toutefois à la rationalité circulatoire qui imprègne la vision précédente, car c'est une rationalité qui est non pas au service d'un fonctionnement, mais au service d'un projet qui se réfère à des valeurs humaines.

L'entreprise, dans cette logique, est entièrement conçue comme une architecture de fonctions et de compétences hiérarchisées en vue d'atteindre un but supérieur. C'est l'entreprise idéale de la plupart de nos modèles scientifiques et techniques. Une fois les objectifs validés, elle se construit par déduction rationnelle. Il n'est plus question que de techniques d'organisation, de spécialistes et de spécialités, de rationalisation, d'optimisation, d'amélioration des moyens, de ratios... La technique est censée avoir réponse à tout à condition que les techniques soient correctement articulées entre elles (c'est là la mission de l'encadrement et des spécialistes). Le "facteur" humain s'identifie à la compétence et aux comportements techniques, la "formation" étant le moyen d'ajustement privilégié.

Autant l'entreprise performante est soucieuse de bâtir et de perfectionner sa rationalité, autant elle laisse à d'autres le soin des justifications de son utilité, donc des rationalités qui la dépassent et qui concernent le politique. L'entreprise a une spécialité et ne se hasarde guère hors de ce champ.

C'est une conception dominante dans les enseignements dispensés dans les écoles de commerce et les formations de gestion universitaires: une entreprise, ce sont des fonctions, des compétences structurées, une rationalisation des tâches, avec une direction générale qui assure la supervision. C'est le modèle classique qui a longtemps véhiculé une image de modernité; c'était la culture des grandes entreprises, des "polytechniciens". Il s'agissait de maîtriser de grandes choses et la raison était au service de missions d'intérêt public.

Dans l'évolution historique du contrôle de gestion, cette conception correspond au concept de système de planification-contrôle, tel que l'a exposé R.N. Anthony en 1965. Dans cette perspective, le contrôle de gestion est ce qui peut permettre une participation à l'élaboration de programmes. L'objectif recherché est une articulation cohérente entre planification stratégique, planification opérationnelle, contrôle de gestion et contrôle opérationnel. Cette vision suppose naturellement d'importants moyens tant intellectuels que financiers.

C'est l'époque où les contrôleurs de gestion prennent parfois le titre de directeurs des plans et budgets ou de directeurs de la planification. C'est l'époque du PPBS (planning, programming, budgeting system) et de la RCB (rationalisation des choix budgétaires), l'époque aussi de la recherche opérationnelle.

L'aspiration des contrôleurs de gestion à cette forme de rationalité idéale n'a jamais pu être pleinement satisfaite et l'on peut se demander si ce n'est pas cette frustration qui les conduit aujourd'hui à se rabattre sur une rationalité circulatoire qui transparaît dans certains errements de la gestion par les processus.


2.2.2 Orientation nord-ouest: logique de concourance

Le lien de concourance est celui d'une communauté engagée dans un même projet, un même sens. Il est cohérent avec une certaine vision de l'homme, engagé et responsable.

La logique de concourance s'exprime dans la volonté de l'entreprise de justifier son existence par le concours qu'elle apporte à des individus ou à des collectivités. Ce sont les finalités humaines et leur traduction en buts et objectifs qui définissent l'entreprise.

Celle-ci doit donc être organisée selon une architecture stratégique de concourances. Chaque fonction, chaque responsabilité se définit par son concours -général ou particulier- à l'entreprise, si bien qu'aucune fonction ne peut se définir sans référence aux autres. Il n'y a plus ni territoire, ni spécificité technique. L'utilité d'une tâche, d'un résultat, est évaluée en fonction de sa contribution au but commun.

Au principe de concourance sont associées trois notions clés: pertinence (allons-nous dans le bon sens?), cohérence (est-ce que toutes les contributions sont orientées dans ce sens?), performance (dans quelle mesure et à quel rythme les objectifs ont-ils été atteints, les missions accomplies?).

Cette conception trouve notamment une traduction dans la méthode de l'analyse de la valeur, du moins dans son esprit initial, qui ne l'envisage pas comme une simple technique de réduction des coûts, mais comme une méthode "visant la satisfaction du besoin de l'utilisateur par une démarche spécifique de conception à la fois fonctionnelle, économique et pluridisciplinaire". Elle est aussi présente dans les développements les plus récents de la gestion de projet.

Dans cette optique, la mission du contrôleur de gestion est d'aider les responsables à apprécier la réalité. Le contrôle de gestion n'est plus une simple prothèse, mais constitue un pôle d'expertise et de compétences en évaluation, qui réunit des individus maîtrisant des méthodes et techniques d'évaluation variées -et pas seulement quantitatives- et fournit aux dirigeants les instruments adéquats pour appréhender la réalité. Le contrôleur et son équipe agissent en prestataires de services pour tous les managers (en quelque sorte du facilities management!). Il est possible de trouver des traces de cette manière de voir les choses dans la conception exposée par V. Desrousseaux et B. de Saint-Vincent (1988) selon laquelle le contrôle de gestion devrait être le garant de la qualité des outils utilisés par les opérationnels.

Conclusion

Si, historiquement, le contrôle de gestion s'est développé dans une optique matérialiste, le modèle dominant aujourd'hui reste celui de la conformité à une structure. L'aspiration des contrôleurs s'est longtemps attachée à la mise en oeuvre d'un modèle fondé sur une rationalité idéale et inaccessible. Aujourd'hui, émergent de nouveaux modèles qui, tout en se réclamant parfois des mêmes concepts, se développent dans deux sens diamétralement opposés: celui d'une rationalité circulatoire (systémique) et celui d'une authentique concourance.

Bibliographie


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DUPUIS J. (1995), "Compte-rendu des rencontres des directeurs financiers et contrôleurs de gestion des collectivités locales à Marseille", Echanges, n 117, novembre, pp. 10-11.
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SARTRE J.P. (1949), Situations III, 13ème édition, Gallimard.

ADRESSES WEB

Les travaux de Roger Nifle : Textes en ligne

INSTITUT COHERENCES

Prospective pour l'âge du Sens

Le Cercle de Propsective Opérationnelle

et le CRI