Chapitre II - LA CIVILISATION
MODERNE DE L'ENTREPRISE
1 - LA MATURITE DE L'HOMME MODERNE
L'homme occidental n'est pas condamné aux errements traditionnels
ou modernistes. Ces courants, s'ils sont favorisés chacun
par une certaine immaturité de l'homme, ont tendance à
le maintenir dans leur système de valeur propre. Cependant,
la diversité de cette expérience lorsqu'elle nous
traverse provoque aussi à une interrogation personnelle.
L'archaïsme de la possession et du pouvoir est-elle toute
la nature humaine ou a-t-elle une dimension qui peut être
maîtrisée?
L'idéalisme rationaliste est-il la seule voie de civilisation
et de progrès, au prix du conformisme normatif qui élimine
un véritable questionnement personnel ?
La régression rationaliste, dans sa version moderniste,
est-elle la seule issue avec son compromis entre subir ou tirer
parti du système et de l'économie ?
Il y a aussi une autre voie, celle de l'autonomie de la personne,
de la liberté personnelle, de l'engagement responsable.
La maturité de l'homme est justement l'acquisition de
cette capacité de ne plus simplement suivre et imiter
les modèles de l'ordre établi (parental au départ),
mais d'assumer une position personnelle d'auteur de ses propres
modèles, d'initiateur, autonome par rapport aux normes.
L'originalité de la personne autonome ne se traduit pas
cependant par la recherche de l'anormalité, aussi elle
s'exprime souvent selon des manières communes, non par
conformisme mais par initiative propre.
Si l'autonomie développe la créativité et
l'originalité, elle n'est pas négation des dépendances
vis à vis des autres, de l'environnement, des modèles
établis. Elle est maîtrise de ses dépendances
qui sont conditions, de l'existence et non pas conditionnements.
La maturité est aussi l'acquisition de cette possibilité
d'un engagement dans une perspective d'avenir qui dépasse
l'intérêt immédiat et donne à l'existence
son orientation. L'existence en projet, la mise en perspective
de toute l'activité humaine est le contraire de la recherche
de satisfaction des avidités primaires ou de la fuite
des angoisses et des peurs archaïques. La maturité
de l'homme est capacité à vaincre le fatalisme
des nécessités primaires, les angoisses de survie
si facilement réanimées, non pas dans un combat
qui serait lutte contre soi-même mais par l'engagement
dans des perspectives de progrès humain.
Seul l'homme mature est capable d'un véritable engagement
responsable, d'entreprendre donc. Malheureusement les trois courants
ont chacun leur critère de maturité :
- Progression dans l'archaïsme avec une plus grande allégeance
vis à vis de ses pulsions de possession.
- Progression dans la perfection morale avec une plus grande
abstraction de sa personne de plus en plus vouée à
des chimères.
- Progression dans l'aliénation au système, stupidement
consentante, qui est au fond tentative de retour à un
espace indifférencié prénatal.
Or, il se trouve que des entrepreneurs de plus en plus nombreux
se lèvent un peu partout. Des gens s'engagent, entreprennent
toutes sortes de choses valables. Ce n'est plus le fait des princes
ou d'hommes suréduqués que d'entreprendre. Ce n'est
pas non plus un effet de mode. Si le modernisme tente évidemment
cette récupération, elle est vouée à
l'échec. On ne peut entreprendre durablement par souci
d'adaptation et sans un engagement personnel qui est prise de
risque, détermination de l'homme seul engagé dans
une démarche propre, originale et choisie.
Dans les courants précédents, le rôle normal
de l'homme n'est pas d'être entrepreneur. Il est d'être
subordonné à quelque organisation, à quelque
exploitation (agricole ou industrielle) ou encore d'appartenir
à un maître dont il subit le joug.
Si, aujourd'hui encore, un grand nombre d'êtres humains
à l'âge de la maturité n'en ont pas encore
le bénéfice, le nombre d'hommes responsables s'accroît.
Les hommes engagés ne font pas forcément de bruit,
ne recherchent pas le spectaculaire. Celui-ci est trop souvent
le fait de ceux qui en ont besoin pour se procurer ce qu'ils
n'ont pas, c'est-à-dire la maturité humaine. L'infantilisme
d'hommes supposés responsables est patent.
Les hommes engagés, entreprenant leur existence, leurs
affaires, leurs projets, ne sont pas pour autant des gens parfaits.
Nul n'est à l'abri de régressions.
Cependant ils placent la perspective de la valeur humaine dans
l'accomplissement de la personne et non pas dans des modèles
idéaux ou une quête de satisfaction irrépressible.
La crise y est pour quelque chose. Bien que ce courant de responsabilité
soit ancien il est particulièrement patent aujourd'hui.
Par exemple, dans nos sociétés occidentales, le
développement du chômage, faillite des autres courants,
a permis tout de même à de nombreuses personnes
de se reprendre en main et de découvrir leur capacité
d'autonomie et d'engagement personnel, non sans douleur il est
vrai.
La multiplicité des discours, des systèmes de valeurs,
amène un égarement qui suscite un travail d'auto-repérage
plus responsable pour un plus grand nombre. Les falsifications
et les manipulations de la vérité provoquent à
se saisir par soi-même de la responsabilité de son
propre accès à la vérité. La mise
en cause de l'ordre établi, des assurances et des assistances,
entraîne des hommes et des femmes à se prendre en
charge eux-même et à trouver leur propre mode d'existence
et d'engagement.
Il n'y a pas, heureusement, que des raisons négatives
qui président à cette évolution. Les prises
de conscience qui la suscitent, le discernement qui se développe
à la suite, notamment, de l' uvre de la science et dans
l'extension des connaissances, amène la personne responsable
à découvrir d'autres perspectives, à nouer
un nouveau rapport à l'essentiel, et à s'engager
dans une entreprise bien plus riche que toutes les autres: l'entreprise
de l'humanité dont chaque homme responsable, est le lieu,
en même temps qu'il y participe.
C'est la vocation personnelle qui se découvre ainsi, voie
propre d'accomplissement, vocation d'entreprendre son existence
par des entreprises qui en valent la peine. Nous aurons à
reprendre cet aspect de la vocation personnelle dans le contexte
de la civilisation moderne dont les perspectives se dessinent.
Après l'homme de pouvoir, l'honnête homme classique,
l'homme adapté du modernisme, nous assistons à
la naissance d'un nouveau type d'homme, l'homme responsable,
c'est-à-dire l'homme de l'entreprise humaine ; l'homme
qui assume son accomplissement et en répond pour lui-même
et vis à vis des autres. Il a fallu une conscience globale
de l'humanité pour que ce type d'homme, exceptionnel dans
le passé, commence peu à peu à se multiplier.
La conversion est personnellement difficile mais plus nombreux
sont ceux qui en ont le courage, courage de renoncer à
des tendances personnelles et collectives, immatures sans prétendre
aucunement à une maîtrise totale. C'est pour cela
qu'entreprendre est une prise de risque et demande du courage.
Suivre les penchants régressifs, abandonner toute autonomie
personnelle, se laisser porter par les modes et les pressions
de l'environnement est évidemment plus facile.
L'homme responsable sait qu'il en va de son humanité et
de celle de ses partenaires dans l'existence. L'ére de
l'entreprise est celle de l'entreprise de l'homme qu'aucune économie,
qu'aucune idéalisation abstraite, qu'aucune soif de puissance
ne conditionne. C'est l' uvre de la maturité de la personne
humaine.
a) Le lien social
Sa nature est, dans toute société, un critère
de son orientation et de sa constitution. Lorsque les structures,
l'ordre, sont constitutifs du lien social, alors l'homme y est
subordonné ; c'est le cas de l'idéal rationaliste
avec toute sa structure de citoyenneté et son légalisme
formel. C'est le cas du modernisme où le système
fait loi, système des lois de la nature, de l'économie
ou autres.
Lorsque l'appartenance par fixation dans les soifs primaires
de l'homme constitue ce lien, combinaisons "d'intérêts",
captation des pulsions, alors l'homme est aliéné
à la société. Dans le cas de la société
de possession, le lien est d'amalgame fusionnel autour du territoire
et son "tenant lieu d'être" qu'est le tyran.
Dans le cas de la société moderniste, l'individu
n'existe que par le jeu des lois du système naturaliste
et de ses interactions.
Il y a derrière tout cela une notion majeure que la civilisation
moderne ne peut méconnaître, c'est celle de consensus
social. Chaque société interprétera ce terme
dans sa propre logique.
Pour la société de possession le consensus s'impose,
par la force s'il y a lieu. Il est synonyme de "non refus
d'appartenance". Le consensus social est renoncement à
la division et à la mise en question du groupe. Pour la
société rationaliste, il s'agit d'un accord formel,
d'une convention qui ferait loi, d'un contrat entre des parties
qui constitue alors une raison commune. Pour la société
moderniste ce terme n'est pas bien vu, on préférera
évoquer l'équilibre des antagonismes, le jeu d'opposition
des intérêts pour assurer la dynamique du système.
Il ne peut y avoir consensus qu'adhésion de tous aux conditions
"modernes" qui se présentent. Le consensus est
tout sauf mutuel.
Nous proposons au contraire de remarquer que consensus est construit
sur le terme de "sens". Il signifie sens commun. La
théorie de l'Instance et des Cohérences resitue
le sens comme ce qu'il y a d'essentiel en l'homme, en son Instance
et à partir de quoi il se réalise dans l'existence
par consensus. Le consensus est par essence mutuel, il est sens
commun entre personnes à partir de quoi elles co-existent,
partageant quelque chose d'existence commune. La perspective
métaphysique de la notion de consensus dépasse
ici notre propos. Retenons simplement deux choses. Le consensus
précède les modalités d'existence, autrement
dit, il en est la condition et même la cause. Ainsi c'est
un consensus (totalement inconscient d'ailleurs) dans le sens
pulsionnel, le sens rationnel ou le sens régressif qui
fonde les sociétés de possession, la civilisation
classique ou la tradition modernisme et leurs entreprises.
C'est aussi le consensus qui fonde la civilisation moderne dans
son sens spécifique, celui de l'accomplissement de la
personne humaine.
Le consensus spécifique est aussi celui par lequel le
sens est traduit en orientations, en finalités communes,
ancré au c ur du sujet, au centre de la personne. Le consensus
est alors engagement responsable, c'est-à-dire dont l'homme
répond du sens.
Ainsi le consensus de la civilisation moderne, c'est celui qui
est pris comme engagement mutuel des personnes dans des directions
communes et sans doute une finalité ultime universelle.
Le lien social devient donc l'engagement mutuel, conséquence
de la responsabilité humaine du consensus social. La société
résulte du consensus, elle est une société
d'engagement mutuel, une société d'entreprises
donc.
Ce faisant, elle ne cesse d'être une société
humaine, mais l'homme ne constitue pas la substance de la société,
il n'en fait pas partie, il en est l'auteur, co-auteur plus exactement.
Est-ce qu'un auteur fait partie de son uvre, sur le même
plan qu'elle? Bien évidemment non. La société
humaine est le mode collectif d'expression et de manifestation
des personnes humaines et plus spécifiquement de leurs
engagements. C'est une société d'entreprises. L'entreprise
humaine comme engagement selon une finalité est donc "l'individu"
de la société humaine. L'existence de la personne
en tant qu'elle est une entreprise, comme l'existence de toutes
les entreprises telles que nous les connaissons, comme l'existence
des entreprises de développement des pays, régions,
cités, populations, sont toutes individualités
de la société humaine, celle de la civilisation
moderne. C'est pour cela qu'elle doit être appelée
civilisation de l'entreprise.
Cela signifie donc que c'est le tissu des entreprises de toutes
sortes, engagées dans des finalités communes qui
convergent au fond dans un même sens, celui du consensus
qui anime et oriente ce nouveau courant où la société
occidentale peut trouver à convertir ses meilleures potentialités
et, pourquoi pas, les partager avec les cultures d'Orient ou
d'ailleurs. Si l'Orient est repère "d'orientation",
l'Occident est moteur d'engagement, selon des fins qui peuvent
être transcendantes. N'est-ce pas ce qui a présidé
déjà aux grandes uvres de l'Occident, irriguées
principalement par le christiannisme ?
Le lien social n'est plus à chercher dans l'équilibre
des forces sociales ou naturelles, dans une structure rationnelle
idéale, hiérarchisée, catégorisée,
ni dans une lutte pour la vie et contre un quelconque ennemi,
extérieur ou intérieur.
Il est à rechercher dans l'engagement mutuel des personnes.
Seules les personnes s'engagent car elles sont seules sujets
responsables et elles seules participent des consensus et sont
seules auteurs ou co-auteurs de leurs entreprises.
L'engagement mutuel ne doit pas être vu comme une chaîne
qui ligote, ni comme un "doux lien" qui retient l'un
à l'autre dans une satisfaction mutuelle. Il n'est pas
une liaison statique qui trouve sa propre fin en soi mais il
est le lien constitué par une perspective partagée
et une mobilisation personnelle dans son sens. Le consensus établi
entre les personnes ne leur est pas extérieur mais intérieur.
Par contre l'engagement qui l'exprime en est la modalité
extérieure partagée dont il sont les partenaires.
L'entreprise commune est ainsi le témoignage de consensus
entre les personnes, modalité de leur engagement mutuel.
Le lien social dans la civilisation de l'entreprise est fondé
dans le consensus entre les êtres humains, traduit dans
l'engagement mutuel qui réalise les entreprises communes.
Le tissu social des entreprises est constitué par les
différents rapports q'ont les entreprises humaines entre
elles, rapports qui forment l'économie de la société.
b) La société d'engagement
mutuel
Nous venons de montrer la caractéristique majeure de la
civilisation de l'entreprise : c'est d'être l'émergence
d'une société d'entreprises, reposant sur un nouveau
consensus entre les personnes. Nous allons analyser plus précisément
la nature de toutes ces entreprises et la position des personnes
à leur égard avant d'étudier plus systématiquement
les composantes de cette société d'engagement mutuel
qui engage l'ère de l'entreprise, authentique civilisation
moderne.
Le lecteur trouvera au travers des cas traités des exemples
d'illustration de ses expérience personnelles. C'est ce
qui lui permettra de discerner les traces de cette civilisation
déjà agissante et de s'y repérer pour, éventuellement,
s'y engager.
2 - LES ENTREPRISES ENGAGEES
Ce sont évidemment des entreprises humaines telle que
nous les avons définies en introduction. Les entreprises,
nous le verrons, sont éminemment variées, d'envergures
très différentes, d'objets extrêmement nombreux.
Sans entreprendre ici une analyse systématique débouchant
sur une typologie, nous allons en examiner quelques exemples,
surtout pour faire apparaître leur existence dans le monde
actuel avec la possibilité de leur émergence à
partir de la société existante et des produits
de ses différents courants.
a) L'entreprise personnelle
Si la personne ne se contente pas d'exister, de se laisser animer
par les tendances archaïques régressives ou par les
conditions et structures de l'environnement, elle est engagée
dans une autonomie responsable. C'est, théoriquement,
la caractéristique de l'adulte mais on voit bien que l'enfance
ou l'adolescence n'ont jamais été vraiment dépassées
par nombre de nos contemporains jusqu'aux postes les plus en
vue. Cependant, il est de notre époque d'en voir de plus
en plus qui entreprennent leur existence.
N'est-ce pas la première entreprise de l'homme responsable
? Il ne s'agit pas bien sûr de créer son existence
mais de la conduire.
L'entreprise personnelle de tout homme responsable consiste à
chercher sans cesse sa propre vocation et à conduire au
mieux son existence dans les conditions de celle-ci selon cette
vocation même.
Il ne s'agit donc plus de se laisser conditionner mais de tenir
compte des conditions pour aller d'un chemin qui est le sien,
qui est propre. L'entreprise personnelle ne saurait avoir, comme
finalité consciente, que l'accomplissement de la personne.
Ces conditions sont celles de la vie commune avec les autres
dans le monde tel qu'il se présente et non dans un monde
utopique. Les modalités de cette entreprise sont celles
de la vie elle-même, de la vie quotidienne notamment, mais
conduite dans le sens de la finalité engagée.
C'est ainsi que l'entreprise personnelle recouvre tous les actes
de l'existence, assurer sa subsistance et celle de ses compagnons,
de ses enfants, uvrer pour le progrès de l'humanité,
pour le service d'autrui, contribuer aux entreprises personnelles
ou collectives d'autres hommes, progresser dans son discernement,
ses engagements, partager la vie d'un conjoint dans l'entreprise
d'un couple.
L'entreprise personnelle fondamentale qu'est la conduite de son
existence vers son accomplissement se subdivise en multiples
entreprises au fil de cette existence.
Parmi elles, la vocation de beaucoup peut s'exprimer dans un
service à la communauté. Production, distribution,
conseils, aides portant sur des biens matériels aussi
bien qu'immatériels. Ce service à la communauté
nous l'appellerons profession est le plus souvent professionnel.
Ceci nous permettra de distinguer l'entreprise professionnelle
dont la finalité est toujours dans l'accomplissement de
son existence mais dont les modalités consistent à
fournir à d'autres un service qui contribue aussi à
l'accomplissement de leur existence dans leurs propres entreprises.
Notons, et c'est l'essentiel, que l'on ne peut parler de service
que pour ce qui sert l'homme et non pour ce qui contribue à
l'aliéner. Appelle-t-on service la fourniture de drogue
à une personne en pleine déréliction et
qui pourtant en demande, en est avide ? La réponse à
la demande n'est donc pas toujours un service.
Appelle-t-on service le fait d'éviter à quelqu'un
de s'assumer personnellement lorsqu'il en est capable ? La fourniture
de solutions toutes faites n'est souvent pas un bon service.
Malheureusement, modèles, normes et satisfactions d'avidités
et convoitises ou distractions de ses responsabilités
propres et de ses interrogations personnelles sont les vecteurs
principaux de la société de consommation. Il s'agit
là d'un commerce de l'aliénation humaine.
L'entreprise professionnelle, par ses services véritables,
fait commerce d'humanité. C'est, on le verra, l'expression
d'une nouvelle urbanité, celle d'un commerce entre les
hommes par leurs entreprises et leurs services mutuels, "services
commerciaux", au sens étymologique des termes ainsi
qu'au sens pratique d'échange réciproque de biens
et services.
L'entreprise professionnelle, actualisation d'une vocation propre,
peut aussi rallier à cette même finalité
d'autres personnes pour constituer une entreprise commune.
Ainsi l'entreprise personnelle professionnelle peut-elle être
partagée à partir de l'initiative de l'un ou de
l'autre et de multiples concours.
C'est ainsi qu'à partir d'entreprises personnelles peuvent
être engagées de grandes entreprises collectives,
conjonctions d'entreprises professionnelles et même d'entreprises
collectives de tailles variables. Nous aurons à étudier
de plus près cette structure propre de l'entreprise collective
ainsi que le tissu général de l'ensemble des entreprises
humaines.
L'entreprise personnelle et professionnelle n'exclut, on le voit,
aucune des formes actuelles d'entreprises. On assiste au contraire
à la multiplication des initiatives de gens qui se mettent
à entreprendre leur existence, et notamment sur le plan
professionnel, devenant initiateurs d'entreprises ou reprenant
à leur compte des entreprises qui ont perdu leur responsable
et le sens de leur engagement.
C'est, principalement, autour de l'élucidation des finalités
que se distingueront les véritables entreprises humaines
des man uvres ou réflexes conditionnés, qui n'ont
de personnel que le terme et d'entreprise que l'illusion.
b) Les entreprises de production de biens
matériels et de services
Remarquons le terme de "biens". Il n'y a de bien que
ce qui sert le bien de l'homme, c'est-à-dire l'accomplissement
de son humanité. Celui-ci, dans l'existence, intègre
toutes les dimensions physique, affective et morale de la personne.
Ainsi, d'une part, les biens sont des services puisqu'ils servent
le bien propre et d'autre part, les biens matériels servent
particulièrement les dimensions matérielles de
l'existence, nourriture, abri, déplacement, etc.
Le terme de "biens" a pu devenir synonyme d'avoir,
d'acquis, lorsque l'être et l'avoir sont confondus dans
la logique primaire de la possession ; l'avoir étant critère
du bien de l'homme. Cette perversion du langage se retrouve à
un titre ou à un autre dans l'univers contemporain des
tendances traditionnelles ou modernistes de l'Occident.
Ainsi, la civilisation moderne aura-t-elle comme caractéristique
de retrouver le sens authentique des mots courants, comme on
a pu le voir à plusieurs reprises (bien, entreprise, consensus,
économie, commerce, profit, etc.).
Ainsi les entreprises de production de biens matériels
sont-elles des entreprises de service. C'est bien ce qui est
de plus en plus conscient chez ceux qui, préoccupés
de qualité, se sont aperçus que celle-ci dépassait
l'aspect purement objectif et matériel et se caractérisait
par la satisfaction du client. La réserve à faire
ici est celle de la nature de cette satisfaction, véritable
service ou complicité d'aliénation.
La qualité d'un service peut avoir une dimension matérielle,
mais aussi affective ou mentale, imaginaire. Elle touche aussi
bien la subsistance physique, le vécu ou l'identité
du "client". Au -delà de ces composantes de
son existence, elle touche au sens de celle-ci dont il est lui-même
responsable, responsable du sens qu'il donne aux moyens d'existence
qu'il se procure, qui sont alors moyens de son entreprise personnelle
ou professionnelle.
Les entreprises de biens matériels ou de services procurent
ainsi des moyens dont l'engagement est assuré par le bénéficiaire
selon la finalité de ses entreprises propres.
Cependant, c'est au plus profond de l'humanité de l'homme
que le sens commun, le consensus s'établit sur la qualité
et la valeur réciproque des moyens, c'est-à-dire
des services dont les biens matériels font partie. Il
y a là les bases d'une économie d'entreprise qui
sera à développer.
Ces entreprises, déjà très nombreuses aujourd'hui,
sont souvent l'avant garde de la civilisation moderne, celle
de l'entreprise. Cette avant garde est surtout incarnée
par ceux qui s'interrogent sur l'avenir de l'entreprise moderne
et en expérimentent les voies.
Nous signalerons notamment l'appellation de "métanoïc"
ou "vanguard" attribuée à des entreprises
américaines qui semblent aller dans ce sens. (cf. article
de Alain GAUTHIER, revue "la fonction personnel" Mars
1987). Citons Charles KIEFER "Metanoïc organisations")
: "En résumé, la base philosophique de ce
système de management est la triple croyance en :
- La recherche de sens en tant que préoccupation fondamentale
de l'homme.
- La capacité de l'individu à forger sa propre
destinée.
- La puissance considérable d'un groupe d'homme et de
femmes engagés dans la réalisation de finalités
communes".
Soulignons que cette puissance peut être celle de la civilisation
moderne plutôt que la puissance de possession investie
dans l'avoir et la rivalité. Un prospectiviste moderne,
Michel GODET nous rappelle aussi l'importance de la finalité
dans toute entreprise et citant SENEQUE, souligne : "il
n'est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où
il va". (Michel GODET "prospective et planification
stratégique" 1985, éditions économica).
C'est là une question qui jaillit partout où cette
civilisation est en uvre , celle des finalités, du sens
même de l'entreprise et donc de son engagement.
Citons enfin le livre de Philippe MESSINE "Les Saturniens"
(éditions La découverte 1987) qui témoigne
du bouillonnement de la recherche tout à fait concrète
des entreprises américaines pour se redéfinir.
Si malheureusement l'auteur en a repéré les signes,
il n'en a pas toujours discerné le sens. En tout cas,
il nous révèle comment le pire et le meilleur sont
toujours en question. C'est la chance du meilleur de se déployer
et nombre d'indices nous en sont donnés par l'auteur.
Le mouvement, dit de la qualité, malgré des errances
en tous sens, à aide à la révélation
d'une conception plus humainement responsable de l'entreprise,
du type de celles qui, aujourd'hui, s'engagent dans la voie de
cette civilisation réellement moderne.
c) Les collectivités locales et
le développement
Que ce soit dans le tiers monde mais aussi dans les pays riches,
il est de plus en plus courant d'envisager la collectivité
autrement que comme un groupe statique, uniquement préoccupé
de sa survie ou de son organisation socio-économique.
Le développement de la communauté est bel et bien
une entreprise.
Cependant, il faut voir ce terme de développement dans
son sens le plus large, tel qu'il apparaît dans les régions
pour lesquelles les réflexions ont le plus avancé,
notamment dans des pays du tiers monde particulièrement
confrontés à leur responsabilité en la matière.
Le développement est bien une entreprise de civilisation
moderne lorsqu'il se justifie par sa finalité à
laquelle sont subordonnées ses modalités. La notion
de développement endogène évoque déjà
la responsabilité de l'entreprise qui assume sa culture.
En outre, lorsque ce développement est effectivement envisagé
comme la recherche de sa voie propre de progrès humain,
selon donc une vocation spécifique, nous sommes bien dans
l'optique qui nous intéresse ici.
Toute population qui partage une existence commune (en partie
du moins) a sa culture propre qui est l'expression d'un consensus
(sens commun).
Parmi tous les sens possibles de ce consensus collectif, peut
être privilégié celui de la vocation de cette
communauté, de cette culture, celui de sa civilisation
comme accomplissement de ses meilleures valeurs humaines, de
sa part d'humanité.
Le développement de la collectivité locale est
celui de sa culture dans toutes les modalités de l'existence
commune, matérielles, sociales, identité, connaissances,
pensée, arts, etc.
C'est alors que la collectivité se justifie par son entreprise
de développement. Celle-ci vise, non seulement l'accomplissement
de sa vocation propre mais aussi les services qu'elle peut rendre
à d'autres collectivités et à leurs entreprises
en échange des services qu'elle peut en recevoir.
La collectivité locale est un exemple que l'on peut généraliser
à toute communauté humaine, localisée ou
non à une région, à un pays, une nation,
une ethnie mais aussi à toute culture (occidentale par
exemple) pour lesquelles on peut parler d'entreprise de développement.
Il ne s'agit pas d'une activité accessoire mais, dans
cette civilisation, de l'engagement profond de toute la communauté
dans l'entreprise qui la justifie toute entière.
Cela revient à identifier les communautés humaines
plus par leur entreprise de développement, entreprise
de civilisation selon leur vocation propre que par leur localisation
ou d'autres traits qui les réunissent de façon
contingente.
Ainsi les frontières géographiques, ethniques ou
autres ne sont plus le critère majeur comme dans la civilisation
de la possession où le territoire et l'appartenance dominent.
Ne le sont plus non plus l'Etat ou les systèmes "économiques".
Des cultures transnationales, transversales peuvent rassembler
des populations engagées dans une même communauté
d'entreprise. Le développement des moyens de transport,
des relations internationales, interculturelles, des moyens matériels
de communication, favorisent l'émergence de telles entreprises
qui aujourd'hui se développent déjà de manière
formelles ou informelles.
Des initiatives collectives se développent en ce sens
quels que soient l'enjeu et l'objet de ces entreprises. Les organisations
internationales en sont souvent une préfiguration mais
aussi les entreprises de production de services dont l'activité
entreprenante s'étend sur des pays i de plus en plus nombreux.
On peut y trouver, bien sûr, de ces entreprises de possession
occupées à la prédation ou à l'emprise
sur de vastes territoires (ou marchés). C'est une question
de finalité. S'agit-il d'entreprises de civilisation ou
non, voilà la question auxquelles elles auront à
répondre, c'est-à-dire la responsabilité
à assumer.
Les entreprises de développement sont donc une figure
relativement récente de cette ère de l'entreprise
que l'on voit émerger. Elles traduisent l'engagement et
la responsabilité d'un plus grand nombre d'hommes, une
maturité chez beaucoup qui est le fruit d'une tradition
qui est alors réactualisée pour être projetée
dans le devenir. Le terme "moderne" ne signifie rien
d'autre que l'actualisation d'une tradition.
C'est tout différent du traditionalisme et du modernisme.
Lorsque c'est l'entreprise de civilisation qui est ainsi qualifiée
de moderne, cela signifie que c'est le meilleur, humainement
parlant, de la tradition de développement. Cela peut réclamer
une conversion mais pas une rupture, contrairement aux pratiques
du modernisme.
Les entreprises des collectivités sont des entreprises
de civilisation, engagées dans l'accomplissement de leur
vocation culturelle. Cela couvre, rappelons-le, tout ce qui constitue
l'existence de la communauté, existence engagée
et conduite dans cette voie. Il faudra néanmoins retenir
que ce sont les hommes en personne qui entreprennent ce développement
ou s'y associent et ne pas retomber dans l'idée que c'est
la société elle-même qui entreprend alors
qu'elle est entreprise, et même société d'entreprises.
De ce fait, se posera, comme on le verra, le problème
politique par excellence, c'est-à-dire de l'initiative
et de la conduite de l'entreprise collective par les hommes qui
l'engagent effectivement.
d) L'entreprise éducative
Parmi les exemples majeurs des entreprises de l'ère moderne,
il ne faut surtout pas manquer celle-ci. En effet, l'éducation
prend là une finalité claire : le développement
de la personne humaine vers sa maturité donc vers l'engagement
de sa responsabilité humaine.
Cela revient, au fond, à préparer des entrepreneurs
capables d'assumer l'entreprise personnelle de leur existence,
leur entreprise professionnelle, leur participation à
des entreprises communes et pourquoi pas l'initiative et la responsabilité
d'entreprises collectives de service ou de développement.
Aujourd'hui, en Occident, l'éducation aussi est en crise,
crise des finalités, crise du sens même de l'éducation.
Celle-ci est étymologiquement une question de conduite.
Ou bien il s'agit d'une conduite normative et on retrouve l'éducation
classique, ou bien il s'agit d'une formation technique, pratique,
et le plus souvent l'éducation décerne de brevets
d'adaptation plutôt que de compétence. Quelquefois
elle est aussi conçue comme l'acquisition de la faculté
de se débrouiller par soi-même dans une société
de possession. Par ailleurs, la crise de l'éducation semble
vouloir opposer : formation personnelle, avec l'idée de
l'éducation classique, et formation professionnelle destinée
à l'acquisition d'un droit d'exercice, au prix d'une lutte
concurrentielle.
Le compromis visible de la tentation moderniste consiste à
prôner l'adaptation au système. L'éducation
se ramène pour une grande part à l'information
sur le système, ses mécanismes et ses rouages en
vue de s'y insérer. L'insertion risque de devenir de plus
en plus le mot d'ordre de l'éducation et déjà
on mesure son efficacité au nombre d'insertions obtenues.
L'agitation du monde de l'éducation, de la formation,
de l'université, leur crise, permet là aussi de
reprendre le problème sur le fond et de discerner la finalité
d'une éducation moderne. Il ne s'agit pas d'une éducation
aux modes du modernisme, vite caduques d'ailleurs, mais à
la maîtrise de sa propre conduite.
Emergent alors des entreprises d'éducation dont c'est
la finalité. Là aussi des vocations personnelles
et collectives doivent se lever pour accompagner et soutenir
l'ère de l'entreprise et sa civilisation, par l'engagement
d'entreprises d'éducation des hommes pour les conduire
à la capacité de discernement et de concernement
suffisant pour assumer leur propre responsabilité et entreprendre
à leur tour selon leur vocation propre.
Bien évidemment, il faut pour cela des maîtres,
et non des informateurs anonymes. Il ne s'agit ni de dominateurs
"possédant" le savoir, ni de titulaires d'une
fonction dans une organisation mais de personnes, elles-mêmes
en maîtrise de leurs entreprises et capables de proposer
une "discipline" éducative, au sens d'un chemin
vers l'autonomie et la responsabilité. Les maîtres
sont alors ceux qui "font école", c'est-à-dire
dont les finalités et les pratiques éducatives
conviennent aux finalités de la civilisation de l'entreprise,
à l'accomplissement des personnes en vue de leur participation
au concert de la société d'entreprises. Il y a
là place pour tous, avec des rôles différenciés
selon les personnes mais non pas des rôles attribués
ni remplis, mais des rôles engagés en toute responsabilité.
Les entreprises éducatives peuvent être nombreuses,
personnelles ou communes, être celles d'une communauté
en vue de la maturité de ses membres, d'une nation comme
des familles.
Il ne s'agit pour ces entreprises, ni de former des gens idéaux,
ni d'adapter les individus aux conditionnements en vigueur, mais
de les aider à devenir capables de déterminer la
finalité de leurs entreprises dans les conditions concrètes
du monde réel et de s'y engager.
e) Généralisation de la
notion d'entreprise
Selon l'orientation de la civilisation de l'entreprise, ses finalités
et significations, son sens donc, peuvent être envisagés
aussi bien les projets formés dans la vie quotidienne
: entreprises temporaires ou plus permanentes, les entreprises
spirituelles que les religions engagent, les entreprises d'assistance
aux démunis, c'est-à-dire ceux qui manquent à
assumer leurs responsabilités, les entreprises de santé
pour ceux qui souffrent de difficultés d'existence, etc.
Lorsque l'on cesse de voir le monde et l'homme comme un système
à faire fonctionner, lorsque l'on cesse de viser des idéaux
abstraits, lorsque l'on cesse de penser que la fin de l'homme
est sa survie ou la satisfaction de ses instincts primaires alors
il reste à s'apercevoir que ce sont les entreprises humaines
qui caractérisent l'humanité en voie d'accomplissement,
c'est-à-dire de civilisation.
C'est en termes d'entreprises que peuvent alors être comprises
les activités humaines et la vie collective. C'est l'idée
et la réalité qui fait son chemin et nous prépare
à cette nouvelle civilisation, celle de l'entreprise.
3 - L'ENGAGEMENT DANS LES ENTREPRISES ET LEURS RAPPORT
Concevant la société comme une société
d'entreprises, il nous faut examiner plus précisément
comment l'homme, les personnes humaines, s'y trouvent engagées.
Esclaves, patrons, salariés, clients, fonctionnaires,
exploités, cadres, mercenaires, etc. sont les positions
jusqu'ici les plus fréquentes.
Dans la société d'entreprises on peut trouver différentes
positions.
- L'initiateur d'entreprise . C'est celui qui
initialise une entreprise personnelle ou collective et la fait
exister selon les finalités qu'il a déterminées.
- Le chef d'entreprise . Il assume la responsabilité
de l'engagement d'une entreprise collective seul ou en participation
avec d'autres entrepreneurs. Il répond des finalités
de l'entreprise et de sa vocation.
- L'entrepreneur . Plus généralement,
il entreprend avec d'autres entrepreneurs une entreprise collective.
L'entreprise d'entrepreneurs est une notion qui fait déjà
son chemin.
- Le coopérateur . C'est une personne
qui n'est pas forcément entrepreneur mais qui offre sa
collaboration à l'entreprise d'autrui et qui s'y rallie.
Le coopérateur peut être un entrepreneur par ailleurs
ou entrepreneur potentiel.
- Le client . C'est celui qui bénéficie
des services ou des uvres de l'entreprise. Les membres d'une
entreprise peuvent être aussi ses clients.
- Le fournisseur . C'est un entrepreneur dont
les services concourent à l'entreprise et à son
développement.
Ainsi toute entreprise est-elle à concevoir comme une
entreprise d'entrepreneurs, qui s'associent des coopérateurs,
qui sert des personnes ou leurs entreprises et qui est servie
par d'autres entreprises.
Les rapports entre les entreprises sont multiples :
- Rapport de clients à fournisseurs. Une entreprise sert
d'autres entreprises et contribue ainsi à leur développement
sans y participer.
- Rapport de coopération. Les entreprises de plusieurs
entrepreneurs se conjuguent pour une part de leur activité
constituant ainsi des entreprises communes entre entreprises
différentes.
- Rapports d'intégration. Des entreprises participent
ensemble à une entreprise plus vaste sans perdre pour
autant leur personnalité spécifique.
Chaque entreprise peut être impliquée simultanément
dans ces différents rapports.
Sont alors à examiner trois problèmes :
- Celui de la multiplicité des engagements personnels.
- Celui de l'unité d'une entreprise collective.
- Celui de la structure de la société d'entreprises.
Ces problèmes seront explorés rapidement ici pour
être repris plus à fond dans un autre volume.
a) La multiplicité des engagements
personnels
Il n'y a pas ici d'identification à faire entre l'homme
et son entreprise. Il ne se confondent pas. L'homme reste auteur
de ses entreprises. Ainsi dans la conduite de son existence la
personne peut entreprendre ou participer successivement et parallèlement
à plusieurs entreprises. Entreprise conjugale, éducative,
entreprises professionnelles durables ou momentanées,
participation à des entreprises communautaires, culturelles,
nationales, spirituelles, etc. En définitive, l'entreprise
personnelle de l'homme responsable consiste à engager
toute une diversité d'entreprises au cours de son existence
ou à participer en co-responsable, à coopérer
à des entreprises qui ne sont pas les siennes, à
être client d'autres entreprises et à en servir
d'autres encore.
Tout ceci constitue l'entreprise de son existence qui en forme
l'unité. La personne est le centre de ses entreprises
dans l'unité de son existence.
b) L'unité de l'entreprise collective
Comment concevoir une entreprise d'entrepreneurs et de coopérateurs
nombreux. Il y a, bien sûr, tout un tissu de relations
internes, de structures, tout un système, une organisation
qui en sont la trace, l'expression, mais ne fondent pas son unité.
C'est encore le consensus qui est la source de cette unité
et, particulièrement, le sens commun partagé par
les entrepreneurs qui en assument la responsabilité. Ce
consensus des personnes n'est pas, rappelons le, un accord formel,
mais il peut en être la source.
L'unité de l'entreprise d'entrepreneurs s'exprime simultanément
par une finalité unique et par des conditions communes.
Ainsi la cohérence de l'entreprise se repère dans
son unité de direction qui se décline dans une
multiplicité d'activités, de projets, d'entrepreneurs
particuliers donc. Ce problème fait partie de ceux du
gouvernement des entreprises qui feront l'objet d'un second volume.
Soulignons donc, pour l'instant, que ce n'est pas à une
structure que l'on confiera l'unité de l'entreprise mais
à des entrepreneurs et à leur consensus.
Autour de cela se détermineront des rôles et des
responsabilités du gouvernement de l'entreprise.
c) La structure de la société
d'entreprises.
Ce n'est pas une société de territoires ni une
société hiérarchisée, organisée,
structurée de façon statique. Cette société
est plutôt à voir comme une constellation de foyers
que constitue la multitude des entreprises. Chaque foyer, chaque
entreprise peut être engagée dans d'autres entreprises
qui en constituent des sortes de satellites ou de partenaires.
Certains foyers peuvent être plus rayonnants que d'autres,
mais aucun n'est le foyer principal si ce n'est l'entreprise
humaine dans son ensemble qui constitue toute la constellation.
Dans celle-ci de nombreuses entreprises peuvent constituer une
constellation particulière.
Par exemple, une entreprise de développement national
est constitué par une multitude d'entreprises mais chacune
de celles-ci est une entreprise autonome qui peut, en même
temps, participer à d'autres entreprises communautaires.
Lorsque les entreprises sont ainsi définies par l'engagement
dans une finalité, alors les finalités peuvent
se conjuguer tout en restant différenciées. L'appartenance
n'est plus possession, chaque entrepreneur, chaque entreprise
peut appartenir à plusieurs groupements d'entreprises,
c'est-à-dire plusieurs entreprises d'entreprises.
Cette structure est enrichie par la diversité des rapports
entre entreprises.
Entreprises communes, intégration, services mutuels, etc.
forment toute une économie qui est l'état de ces
rapports et de leur évolution. Cette économie résulte
des rapports d'entreprises, mais n'est pas la cause.
La société d'entreprises est donc régie
par des rapports d'engagements mutuels, rapports contractuels
mais de contrats de nature extrêmement variés, contrats
d'engagement entre responsables qui peuvent très bien
comprendre aussi des termes d'échange, qui viennent objectiviser
l'engagement et sa mesure.
La civilisation de l'entreprise n'exclut donc absolument pas
les usages monétaires mais en revenant à leur source
symbolique de mesure d'une valeur partagée. Les rapports
entre entreprises sont d'ailleurs déjà beaucoup
plus variés que les simples échanges monétaires.
Tous les termes de l'échange ne sont pas objectivisables.
Ainsi l'économie monétaire n'est-elle qu'un aspect
de l'économie de la société d'entreprises.
4 - LES BASES FONDAMENTALES DE LA CIVILISATION DE
L'ENTREPRISE
Après en avoir dégagé quelques principes,
il nous faut reprendre de façon plus systématique
la perspective de cette nouvelle civilisation qui se dessine
et dont on aperçoit aujourd'hui les prémisses et
les premières avancées.
Dans un temps de crise où tout est en question, il est
nécessaire d'envisager sur quelle bases cette civilisation
moderne peut reposer, étant entendu que les tendances
classiques ou modernistes offrent des réponses qui ne
sont plus valides ou du moins qui demandent à être
converties.
Les bases d'une civilisation sont celles, essentielles, qui supportent
ses caractéristiques propres, mais aussi l'Etat, la cité,
le territoire, le système ou l'entreprise. La civilisation
de l'entreprise s'articule d'abord autour de trois piliers et
dans l'ordre suivant :
- Le politique.
- L'économique.
- Le développement.
En outre, dans une telle civilisation, sont caractéristiques
:
- La structure sociale.
- L'identité collective et ses expressions.
- L'activité humaine.
Nous allons en préciser la nature et le contenu.
a) Le politique
L'interprétation commune du terme : "gestion de la
cité", évoque plus l'économique et
marque un des traits du modernisme. Au -delà de la gestion,
il s'agit maintenant plutôt de "gouvernement".
La société d'entreprises, chaque société
particulière qui la constitue ont à être
gouvernées. Gouverner c'est ici tenir le cap, prendre
les dispositions nécessaires pour que le cap soit maintenu.
Il en va donc des finalités de la société
d'entreprises ou de chaque entreprise qu'elle soit personnelle
ou celle d'une vaste communauté.
Tenir le cap, être garant des finalités est l'un
des rôles des gouvernements.
Mais pour cela il est, d'une part, nécessaire de déterminer
et d'éclairer la direction à suivre sans cesse
et, d'autre part, de s'assurer qu'elle soit connue. C'est la
nature du consensus, son sens, qui doivent être gardés
et impulsés dans toutes les péripéties de
l'histoire.
Le politique, comme art de diriger, est inhérent à
cette civilisation de l'entreprise. S'il n'y a rien d'entrepris,
il n'y a rien à diriger sinon à maintenir l'ordre
(gérer) et faire face aux aléas (surveiller). La
question se pose donc au niveau de chaque entreprise, jusqu'aux
entreprises d'entreprises y compris les entreprises des nations
par exemple.
Le politique est tout ce qui concerne l'orientation du développement,
le sens de l'entreprise dont la détermination peut s'ajuster
au fur et à mesure de la maturation collective et celle
des responsables.
Les responsables politiques ont justement pour mission d'être
les repères de l'orientation de la société.
Cela implique que leurs attitudes, leurs actions, leurs comportements,
leurs interventions ont pour but de "signifier" le
sens de l'entreprise collective, de la voie commune, c'est-à-dire
en donner la direction.
Il s'agit là d'une charge et non d'un privilège,
qui fait appel à l'authenticité personnelle des
dirigeants et à la justesse de leur discernement.
Leur rôle dans la civilisation de l'entreprise est toujours
de dire et de redire le sens de celle-ci et d' indiquer la voie
spécifique de l'entreprise propre de la société
gouvernée.
En outre, vis à vis des autres entreprises (nationales,
locales, communautaire), il est de l'ordre du politique d'établir
les conjonctions possibles.
Par exemple, dans la C.E.E. si l'économique est assurée
par les experts, le politique devrait l'être par les dirigeants,
ceux en charge des directions, s'attachant à dégager
des directions convergentes ou à s'entendre sur la direction
commune à prendre.
La mission du politique l'engage à un souci de cohérence
à l'intérieur de la communauté comme à
l'extérieur. Le dirigeant joue le rôle de repère
unifiant autour d'un vecteur commun, d'une direction partagée.
Finalité, direction, sens, orientation sont les mots clés
du politique. Ils correspondent à la finalité des
engagements mutuels et à leur conjonction dans des entreprises
communes. Ils jouent un rôle unifiant dans la société
d'entreprises, unité de direction qui laissera le champ
à la multiplicité des entreprises particulières.
La civilisation moderne, orientée vers l'accomplissement
des valeurs humaines, réclame des responsables politiques,
une valeur humaine exemplaire : hommes de sagesse, de discernement
dont l'autorité est principalement éthique (si
ce terme qualifie ce qui est orienté dans le sens du bien
de l'homme, de son accomplissement).
Le rôle du politique n'est pas normatif mais indicatif,
il n'est pas le tenant d'un ordre moral mais l'éclaireur
d'une voie commune, raison d'être de l'entreprise collective
de la cité ou de la nation ou de toute communauté
d'entreprise.
Le politique rejoint le spirituel en ceci que celui-ci a comme
enjeu le sens de l'accomplissement de l'homme auquel se réfère
le politique. Si dans le passé les interactions du spirituel
et du politique ont donné lieu à toutes sortes
d'abus, on s'aperçoit de plus en plus de la nécessité
d'une référence spirituelle pour fonder les indications
du politique en quête de finalités et de justifications
essentielles des entreprises humaines. Cela appartient à
cette civilisation de l'entreprise où l'homme s'engage
en toute liberté dans son devenir plutôt que de
se soucier du simple aménagement de son existence. Entreprendre
sans perspective est vain. Le politique répond de cette
perspective que le spirituel éclaire, sans être
confondus.
b) L'économique
La société d'entreprises évolue dans le
contexte des conditions qu'elle rencontre et qu'elle transforme.
L'économie est l'état de la situation ainsi ménagée.
Cette situation s'analyse en acteurs économiques, en entreprises
personnelles et collectives - c'est-à-dire l'ensemble
complexe des entreprises - et en facteurs, c'est-à-dire
l'ensemble des ressources, biens, services et moyens en jeu.
On peut parler alors de systèmes économiques intégrant
ces acteurs et ces facteurs. Cependant les acteurs et les facteurs
ne sont pas les auteurs de l'économie, ils en sont les
conditions. Les auteurs restent les hommes. Vis à vis
de l'économie la responsabilité de l'homme s'exerce
dans l'administration et la gestion de l'état de la situation
économique. Apparait là le glissement de sens qui
fait de l'Etat avec son administration, l'instrument du gouvernement
et de la gestion, à tel point que le gouvernement a pu
se confondre avec l'Etat.
De ces confusions sémantiques résultent les impasses
dans lesquelles s'enferment les relations politique / économique
que le tout économie tente de résoudre dans la
tendance moderniste. La civilisation moderne ne néglige
pas l'économique mais elle le situe à sa place.
La gestion de l'économique est une partie du gouvernement
de la société d'entreprises. Elle constitue à
"tenir la maison" (le ménage, cf. manager) c'est-à-dire
s'assurer de la qualité et de la quantité des ressources,
des moyens, des profits, de leur répartition, leur affectation,
leurs réserves (soulignons que les facteurs économiques
ne sont pas uniquement matériels mais aussi affectifs
ou imaginaires). Il ne s'agit pas d'une intervention sur ces
questions mais d'une vigilance qui permet d'en tenir l'état
et d'entretenir le patrimoine de la société d'entreprises.
Nous ne sommes donc pas là dans un interventionnisme d'état
ou du pouvoir des gouvernements. Lorsque l'économique
est une fin en soi, alors seulement se pose le problème
de l'intervention de l'Etat toujours antagoniste avec la gestion
des entreprises et pour lesquelles chaque idéologie cherche
à établir un équilibre, jamais satisfaisant
d'ailleurs. Les poussées protectionnistes et interventionistes
de l'état américain et ce qu'était la sollicitation
de l'initiative et de la responsabilité des entreprises
dans l'ex Union Soviétique sont des phénomènes
actuels qui marquent cette recherche d'équilibre.
Dans la civilisation de l'entreprise, c'est là un faux
problème. Il n'y a pas antagonisme, sur le terrain économique,
entre l'Etat et l'entreprise, entre l'intérêt individuel
et l'intérêt commun, parce que ce n'est pas sur
ces bases qu'elle est fondée et surtout parce que l'économique
est remis à sa place essentielle, non comme finalité
mais comme condition.
Il y a des conditions communes et particulières. Seules
les finalités des entreprises permettent de leur donner
un sens, celui de leur engagement. La finalité de l'entreprise
de développement national n'est pas celle de telle ou
telle entreprise de cette nation. De ce fait, les conditions
économiques ne s'interprètent pas selon les mêmes
critères. Par ailleurs, si les finalités convergent,
alors les conditions économiques sont complémentaires.
Il faut, pour cela, sortir de la logique des territoires et du
gâteau à partager, logique de la possession. De
même qu'il faut sortir des logiques fondées sur
le primat de l'ordre social au lieu de l'initiative et la responsabilité
des personnes. Il n'y a d'entreprise personnelle comme d'entreprise
collective ou communautaire que d'engagement responsable des
hommes.
Il n'y a donc pas d'analyse objective de l'économie sans
référence à ces engagements. Les conditions
économiques ne sont pas favorables ou défavorables
en soi, elles le sont par rapport aux finalités engagées.
L'absence d'une clarté politique ne permet aucun dialogue
sensé sur l'économique. La civilisation de l'entreprise
ouvre la possibilité de ce dialogue dans la mesure où
les finalités sont suffisamment élucidées
et les responsabilités authentiquement engagées
dans leur direction.
Il est évident qu'un monde où les finalités
sont occultées ou niées ne permet aucune approche
saine de l'économie mais permet par contre toutes les
manipulations et les tromperies où les trompeurs sont
les premiers trompés, en tout cas quant au sens de leur
devenir de celui de leurs entreprises.
On ne peut plus opposer ainsi, économie de marché
et économie planifiée, sans éclairer le
sens des idéologies qui les sous-tendent. L'économie,
en tant que condition des acteurs et des facteurs de la société
d'entreprises, n'est pas à planifier mais à gérer.
Elle n'est pas une fin en soi, mais un état des choses
qui ne signifie rien par lui-même.
Le marché peut être situé parmi les conditions
de l'économie, mais il n'est l'auteur de rien. A-t-on
vu une demande d'un marché qui soit indépendante
de l'offre ?
On ne peut dissocier le marché de l'entreprise dont il
fait partie des conditions économiques, mais il n'est
pas le moteur de l'entreprise. Le marché n'entreprend
rien seul, les hommes entreprennent et alors seulement le marché
prend un sens.
Dans la société d'entreprises on n'érige
pas les conditions économiques ou leur gestion en absolu
ou en idoles, on les remet à leur place, celle éminente
de l'intendance qui n'est ni celle du politique, ni celle du
stratégique que nous allons maintenant envisager avec
la troisième dimension, celle du développement.
c) Le développement de la société
d'entreprises
Le politique et l'économique ne s'accomplissent que par
l'engagement dans des réalisations. Dans la société
d'entreprises chacune est engagée dans ses réalisations
propres ; cet engagement se concrétise effectivement dans
le développement de l'entreprise, c'est-à-dire
la réalisation de ses buts selon ses finalités
et dans les conditions qui sont les siennes et qui s'en trouvent
transformées.
La résolution d'un problème est une réalisation,
développement d'une entreprise de résolution. Les
conditions initiales faisaient problèmes, les conditions
finales ne le font plus. Sur le plan du développement
une réalisation s'est effectuée, un engagement
s'est accompli.
Sur le plan de la finalité, le plan politique, la direction
prise peut toujours être investie dans la résolution
d'un autre problème.
Le développement résulte donc de l'engagement d'une
direction politique, d'une finalité, dans des conditions
économiques données. Il s'agit là d'une
reformulation de la définition de l'entreprise humaine
et de l'entreprise que constitue toute société
d'entreprises humaines.
Ainsi, au niveau collectif de la région, de la cité,
de la nation par exemple, le développement est un problème
de gouvernement majeur. Il l'est dans la mesure où c'est
toute la société qui est engagée, où
c'est son entreprise commune.
Le développement de la société d'entreprises
lui est propre, cependant il intègre le développement
de toutes les entreprises qui la constituent sans que celui-ci
se réduise au développement commun.
En effet, une entreprise peut très bien être intégrée
à plusieurs sociétés d'entreprises et constituer
elle-même une société d'entreprises particulières.
Les développements des unes et des autres sont concourants,
et non concurrents, sans que le développement commun soit
la somme arithmétique des développements particuliers.
C'est ainsi que se trouve préservée l'autonomie
de chaque entreprise tout en assurant le développement
de la société commune.
Il est déjà courant de voir des stratégies
de développement de collectivités locales ou nationales
qui intègrent la création et le développement
d'entreprises de toute nature : éducation, services, administration,
etc.
Dans son ouvrage "les saturniens" déjà
cité, Philippe MESSINE relate l'exemple de l'état
du Michigan où, à l'occasion de conditions économiques
drastiques, s'est révélé, pour les principaux
industriels, l'intérêt d'assumer collectivement
avec les autorités locales la question du développement.
Il s'agit bien de l'émergence de la société
d'entreprises que nous observons. L'auteur souligne que les industriels
capitalistes, comprenant le plus souvent les choses en terme
de rivalité arrivent à découvrir des finalités
qui, bien qu'étant toujours spécifiques, dépassaient
leur intérêt immédiat et autour desquelles
ils pouvaient se rassembler sans s'y aliéner.
Concrètement, la réalisations d'actions communes
dans une stratégie partagée est bien identifiable
avec le développement d'une société d'entreprises.
Le contexte local du Michigan n'est plus un simple milieu mais
aussi le lieu de l'engagement d'une entreprise collective. Le
développement de l'Etat (de la région) est une
entreprise dont les réalisations résultent notamment
du concours des industriels locaux, c'est-à-dire aussi
de leur propre développement.
Mieux, d'une façon générale, on doit considérer
que le développement de l'entreprise commune, de la société
d'entreprises, concourt au développement des entreprises
de cette société et vice versa. De même selon
la même logique, le développement d'une entreprise
concourt directement ou indirectement au développement
d'une autre entreprise. C'est ainsi que les entreprises d'une
société d'entreprises sont "concourantes".
C'est dans la logique de la société de possession
seulement qu'elles sont forcément concurrentes puisque
chaque entreprise est entreprise de possession à tendance
monopolistique, ce qui fait que tout autre entreprise est potentiellement
rivale si elle n'est pas subordonnée. La puissance et
l'assurance du développement d'une entreprise dans la
société d'entreprises est renforcée par
la "concourance" des autres entreprises. Chaque entreprise
est soutenue par la société d'entreprises pendant
qu'elle y contribue.
Entreprendre n'est plus une affaire guerrière de rivalité
et de conflit direct
ou pervers, c'est une affaire de développement.
La société d'entreprises est une entreprise dont
le développement est l'engagement même. Cette dimension
de la société d'entreprises, conjugaison du politique
(finalités, directions) et de l'économique (conditions,
acteurs et facteurs) doit être elle aussi maîtrisée.
La maîtrise du développement en est la conduite
stratégique. Il est des responsables dont la mission,
l'entreprise personnelle aussi, est de conduire le développement
d'entreprises ou de sociétés d'entreprises. Le
rôle des stratégies est, spécifiquement,
d'articuler les moyens en fonction des fins politiques et des
conditions économiques. Les responsables stratégiques
ont ainsi à conduire le développement après
en avoir tracé le cheminement et les étapes.
Mais, comme pour une automobile, le conducteur n'est pas le moteur
et son rôle n'est pas normalement la performance mais l'accomplissement
du voyage, l'accomplissement de l'entreprise. Imaginons alors
la société d'entreprises comme une caravane où
chacune doit être conduite spécifiquement mais où
la caravane elle-même doit être conduite ou pilotée,
c'est ainsi que tous et chacun accomplissent leur voyage et selon
des finalités communes mais aussi particulières.
Tel est le développement de la société d'entreprises
et sa conduite stratégique.
Ainsi, développement et engagement de la civilisation
moderne sont non pas conçus selon la fatalité et
le conditionnement du modernisme adaptatif mais comme un engagement
de civilisation qui reste à conduire. La différence
est de l'ordre de la responsabilité, de la liberté
humaine et de leur fruit.
d) La structure sociale
Nous avons déjà du à plusieurs reprises
évoquer ce problème. Deux logiques président
habituellement à nos façons de penser à
ce propos :
- Soit celle de l'inclusion / exclusion, présente dans
la logique du territoire ou du système.
- Soit celle de la conformation normative, présente dans
la logique rationaliste et celle aussi du système.
L'inclusion / exclusion peut s'exprimer ainsi : "ce qui
appartient à un ensemble n'appartient pas à un
autre et vice versa", sauf s'il s'agit d'un ensemble englobant.
Ainsi, si une entreprise appartient à un groupe industriel,
elle ne peut appartenir à un autre sauf si les deux sont
inclus l'un dans l'autre.
La civilisation moderne oppose une autre "urbanité"
telle que la participation à un groupe n'exclut pas la
participation à un autre groupe d'entreprises. On assiste
de plus en plus, effectivement, à l'engagement d'entreprises
d'intérêt commun (filiales communes) ou à
l'association d'entreprises dans des projets communs, ou à
la participation de plusieurs entreprises à un projet
de l'une d'entre elles.
Tout ceci est vrai pour les entreprises dites industrielles mais
aussi des entreprises de natures multiples qui constituent une
même société d'entreprises, entreprises personnelles
dites libérales, entreprises de production, entreprises
financières, entreprises culturelles, de développement
national, régional, etc.
La conformation normative établit un modèle à
priori de structure qui noue et articule les liens entre les
entreprises. Structures juridiques, structures fiscales, structures
administratives, hiérarchisations fixées, systèmes,
organisations, ordre établi.
La société n'est plus nouée par le libre
engagement des initiatives mutuelles mais par la structure à
priori. La civilisation moderne propose une nouvelle "urbanité"
fondée sur le consentement mutuel. Le contrat n'est pas
un statut normatif mais une convention circonstancielle, ce qui
ne l'empêche pas d'avoir une permanence demeure norme de
l'engagement. Le contrat social n'est pas une norme abstraite
mais la concourance concrète des entreprises dont la forme
peut être tout à fait être "normale".
La société d'entreprises qui se développe
est ainsi une société de concourance, une société
d'engagement mutuel. Elle invente une "urbanité",
un "commerce" qui trouvent leurs formes originales
et établissent leurs contrats en conséquence. Ce
n'est donc ni une société normative, ni une société
de confusion ou d'exclusion.
Sont alors tout à fait conciliables les regroupements,
formant des unités, relatives à leurs partenaires
(et non absolues), pendant que les partenaires conservent toute
l'autonomie et la responsabilité de leur engagement propre.
Il est évident que le tissu des relations, relations engagées,
d'engagement mutuel, trouve une structure ad hoc, établit
son ordre, s'organise, établit ses règles et ses
normes. Ce ne sont alors que les formes symboliques de la concourance
de ses engagements. Le système ne s'impose pas il n'est
qu'un visage de la société d'entreprises qui aide
à la comprendre mais à laquelle elle ne se réduit
pas.
Y a-t-il dans cette structure sociale un sommet, un centre, une
hiérarchisation établie ? Par exemple l'entreprise
collective à laquelle elle contribue ?
Il nous faut, là, sortir de nos schémas de pensées
habituelles. Il y a autant de centres que l'on veut dans cette
société. Chaque entreprise est, pour elle-même,
le centre de la société d'entreprises, non pas
un centre absolu mais relatif à une position particulière,
position propre d'où elle a à envisager ses relations
avec toutes les autres entreprises.
Ainsi une personne engage dans son entreprise personnelle des
relations avec l'entreprise locale de développement, celle
de la cité, des entreprises de production, d'éducation,
dont il peut être, pour les unes client, pour les autres
fournisseur, coopérateur, etc.
C'est exactement la même chose pour une entreprise de développement
régional, une entreprise de production ou tout type d'entreprise,
quelle qu'en soit l'envergure.
Du lieu propre de chaque entreprise, elle constitue elle-même
le centre mais aussi le sommet, de la société d'entreprises,
en ce sens que c'est selon sa propre finalité que sont
hiérarchisés les rapports avec les autres entreprises,
dans le sens de ses engagements propres. Ainsi, pour chaque entreprise
son engagement est premier, principal et, par conséquent,
plus important que tout autre. Mais tout ceci est relatif et
il en est de même pour chaque autre entreprise.
Il ne s'agit pas pour chacun de se faire le centre absolu du
monde, laissons cela à l'archaïsme de la possession,
il faut par contre assumer sa centralité personnelle,
en réponse vis à vis des autres et de leurs entreprises.
Il est vrai que pour une entreprise de développement national,
telle entreprise personnelle peut être d'une très
faible importance mais, c'est réciproque, pour l'entreprise
personnelle, l'entreprise nationale peut être de faible
importance.
La structure sociale est ainsi à géométrie
variable, non seulement selon la conjonction des engagements
mais aussi selon les points de vue tous aussi respectables et
aussi justes mais dans leur vérité relative (du
point de vue selon lequel elle est considérée).
La société d'entreprises est une société
de respect mutuel, de considération mutuelle, de différenciation
et de rassemblement simultanés. Le lien, on l'a vu, c'est
l'engagement mutuel et ce n'est ni l'appartenance, ni le voisinage
géographique, ni le statut.
N'a-t-on pas aujourd'hui plus de relations avec des personnes
avec lesquelles nous partageons des engagements, ou dont les
entreprises se rencontrent qu'avec nos voisins de palier ?
L'urbanité des rapports humains devient souvent la conjonction,
la concourance, la participation à des entreprises communes,
petites ou grandes, permanentes ou provisoires. C'est ainsi que
le sens fait lien, que l'essentiel oriente et que, jusque dans
le couple, le sens de l'existence personnelle et partagée
compte plus que les circonstances contingentes.
La société d'entreprises est forcément une
société de consensus engagé. Même
si beaucoup aujourd'hui, tentent de s'insérer dans des
moules préétablis, on assiste à une prise
de responsabilité de plus en plus forte. La remise en
question des normes, statuts, ordres établis, peut être
comprise à juste titre comme un refus de l'engagement
responsable. Il l'est souvent dans la société moderniste
où une mode remplace l'autre. Cependant, il peut être
lu à contario comme le signe d'un engagement responsable
qui cherche ses voies et ses formes propres. Il en est du couple
comme des relations sociales. La civilisation moderne les comprend
l'un et l'autre comme entreprises mutuelles.
Chaque entreprise personnelle est un foyer d'engagement. Un couple
constitue un foyer d'engagement, une entreprise et toute entreprise
est un foyer d'engagement.
Cette conception de la structure de la société
d'entreprises pose encore un problème particulier, celui
de la partie et du tout. Comme dans l'exemple ci-dessus, l'entreprise
nationale fait partie de l'existence de l'entreprise personnelle
et l'entreprise personnelle fait partie de l'entreprise nationale.
Ainsi pour une entreprise collective de co-entrepreneurs, l'entreprise
particulière de chaque co-entrepreneur en fait partie,
mais à l'inverse, l'entreprise collective n'est qu'une
partie de l'entreprise personnelle de chacun d'eux.
Le tout contient les parties mais les parties contiennent le
tout. Cette formule, un peu simplificatrice il est vrai, pose
bien le problème d'une logique dont on voit partout le
développement.
Avec l'avènement des hologrammes, on s'est aperçu
que la plaque photographique impressionnée par les interférences
issues de la lumière d'un laser éclairant un objet
photographié, était telle que chacun de ses morceaux
permettait de reconstituer l'entièreté de l'image
de l'objet.
Chaque partie de la plaque contient le tout de l'image de même
que la plaque photographique entière. Un neurophysiologiste
américain Karl PRIHAM a développé une conception
holographique du cerveau telle que, selon lui, toutes les empreintes
de la mémoire et de la conscience sont réparties
dans l'ensemble du cerveau comme dans chacune de ses parties.
Le terme "tout" se traduit en grec par "holos"
qui signifie aussi entièreté.
Cette référence au tout on la retrouve dans le
modernisme. Ces courants qui y participent avec l'idée
qu'un grand Tout préside à l'existence de chacune
des parties du monde (le système global détermine
les éléments particuliers).
Cependant ces courants sont aussi interprétés à
l'inverse, participant alors au progrès de cette civilisation
moderne en marche.
Dans ce cas, il faut comprendre la logique comme ceci : dans
l'existence de chaque entreprise sa totalité comme ses
parties sont l'expression d'un principe unique.
Ce principe, la théorie des Cohérences humaines
montre qu'il s'agit du sens de l'entreprise, et plus précisément
du sens en consensus.
Ainsi pour l'entreprise nationale, et pour elle seulement, son
sens est aussi bien dans son développement global, sa
politique, son économie, que dans chaque entreprise particulière
qui y contribue, dans le tout comme dans les parties. Le sens
de l'entreprise nationale se retrouve dans les parties comme
dans le tout.
De même, pour l'entreprise personnelle, et pour elle seulement
son sens est aussi bien dans son développement global,
sa pratique, son économie que dans chaque relation, chaque
participation, chaque coopération à d'autres entreprises.
Pour elle, participer à une entreprise commune, contribuer
au développement local, proposer ou recevoir des services
a toujours le même sens, le sens de l'entreprise personnelle
elle-même.
Ainsi la structure de la société d'entreprises
est-elle de type holographique. Ses parties sont homologues d'elle-même.
Elles ont les mêmes sens, la même cohérence,
sont d'un même consensus.
Cette société n'est pas close, avec un intérieur
et un extérieur. En effet, chaque entreprise particulière
peut participer à plusieurs sociétés d'entreprises
et en partager ainsi le sens et les consensus. Chaque entreprise
peut elle-même être une société d'entreprises,
tout en participant à d'autres sociétés
d'entreprises. Une société d'entreprises peut participer
à d'autres sociétés d'entreprises.
Nous sortons complètement de la logique des territoires
comme de la logique structurelle hiérarchisée et
monolithique classique. Par contre, il peut être intéressant
de décrire le système des relations entre les entreprises,
à conditions de se souvenir que ce système n'est
pas la cause de la société d'entreprises qui est
fondée sur les consensus des personnes humaines.
Cette perspective logique a pour intérêt de replacer
l'homme au centre de ses entreprises. Elle a aussi comme intérêt
d'offrir une grande souplesse de relations : cette "urbanité"
nouvelle dont nous avons parlé et qui n'est plus liée
uniquement à l'espace, au territoire, à la structure
mais aux engagements mutuels. Cette "urbanité"
est un véritable "libéralisme communautaire"
à l' uvre partout où les personnes sont suffisamment
autonomes, responsables, c'est-à-dire capables d'instaurer
les dépendances mutuelles qu'elles s'accordent contractuellement
et de conduire leurs entreprises dans les conditions des milieux
où elles entreprennent.
Comme on le verra, les données géographiques nationales
ou celles de la région, de la cité, de l'habitat,
ne sont plus déterminantes pour la société
d'entreprises. Elles font partie simplement des conditions particulières
ou collectives. Seuls les engagements mutuels et, au fond, les
consensus, sont déterminants, c'est-à-dire les
hommes responsables.
e) L'identification personnelle et sociale
Dans la civilisation classique l'individu est identifié
comme citoyen. Il se définit par rapport à la cité.
Dans le modernisme l'individu est identifié à sa
localisation dans le système de la nature. Dans les deux
cas, l'homme est une catégorie parmi d'autres et l'individu
n'est déterminé que par sa place dans l'organisation
de la nature et de la société. Le problème
de l'identité personnelle et collective se pose là
de façon cruciale. A quoi l'homme est -il identique ?
Voilà la question d'identité. Il n'y a pas d'identité
propre, il n'y a que des identités conformes et toute
originalité est risque d'une perte d'identité,
crise d'identité.
Dans la société de possession l'identification
est une notion d'appartenance, de propriété. Appartenir
à la terre, à un territoire, à un lieu,
à une culture, à une entreprise, c'est être
possédé par ce à quoi on appartient et en
recevoir son identité. Lorsque le tyran domine et possède
choses et gens, il en arrive à donner son nom à
ceux qui, confusément, s'identifient comme son émanation,
ses esclaves. La citoyenneté, avec la démocratie,
s'est opposée à cela mais notre culture en est
toujours imprégnée. La transmission des noms et
des biens matériels en est la trace. L'avènement
de la citoyenneté a généralisé l'existence
des noms de famille.
Pour la civilisation moderne le lien social est l'engagement
mutuel dans une perspective particulière. C'est donc selon
son engagement que l'identité des personnes peut se définir.
L'identité personnelle est alors l'expression de la profession,
plus du rôle que de la place, du statut ou que de l'appartenance.
Le personnage social que chacun assume est l'identité
de l'individu. C'est pour cela qu'il est vraiment une personne.
Une personne est ce qui répond de ses engagements, un
répondant responsable.Une personne responsable répond
de son entreprise, son entreprise est la réponse qu'il
manifeste à qui le questionne, à qui lui demande
qui il est.
L'homme de la civilisation moderne est une personne en devenir,
en voie d'accomplissement. Ce n'est pas un être statique
dont le mouvement est purement mécanique, fonctionnel
ou pulsionnel, c'est un être en devenir orienté,
selon un sens dont il a la liberté de choix, s'il peut
le discerner, et dont il répond s'il est responsable.
Le sens de son devenir, s'il le maîtrise quelque peu, par
connaissance de soi notamment, est la voie de son autonomie et
de sa liberté mais celle aussi de ses engagements.
Ainsi, pour lui-même, l'homme responsable se reconnaît
dans sa vocation personnelle, c'est-à-dire une orientation,
les repères d'un sens propre.
Cependant, pour les autres, son identité, identité
sociale donc, se présente au travers de ses entreprises.
L'identité sociale d'une personne est alors constituée
de l'ensemble de ses entreprises et plus généralement
par son entreprise personnelle et professionnelle.
Mais toute entreprise se présente par ses actes et par
ses signes, par ses uvres, par ses fruits et c'est en tant qu'auteur,
ou co-auteur de celle-ci que l'homme entrepreneur peut être
reconnu.
Les uvres humaines, les fruits des entreprises humaines sont
reconnus pour ce qu'ils valent socialement, c'est-à-dire
leurs qualités, expression de l'engagement des personnes
et contribution au bien, à l'accomplissement de ceux qui
les reçoivent.
C'est aussi par la qualité de leurs uvres que les personnes
sont en définitive qualifiées, qu'elles trouvent
leur identité sociale, identité qui ne se confond
pas avec ce qu'est la personne en elle-même mais qui traduit
ce qu'elle représente pour les autres.
L'identité de l'homme est alors liée à sa
qualité d'être humain, manifestée dans ses
uvres dont les qualités sont des qualités humaines
identifiant leur auteur.
Les qualités humaines assumées par les personnes
responsables sont la source de leur identité, cette identité
est ce qui les qualifie. La qualification de leurs uvres, de
leurs entreprises, manifeste leur identité.
La civilisation de l'entreprise, la société d'entreprises
sont identifiés par l'entreprise humaine dont elles témoignent.
Les entreprises humaines valent par leur qualification qui les
identifie en tant qu'entreprises des hommes qui en répondent,
qui en sont responsables.
L'homme reconnu est l'homme de cette entreprise qui est la sienne
(même si elle est partagée et même s'il a
plusieurs entreprises). L'entreprise reconnue est celle qui est
qualifiée par les qualités de ses uvres, qualités
humaines de leur auteur qu'elles révèlent. Le grand
courant "qualité" est le signe d'une tentative
de réponse à une crise d'identité, des personnes
et des entreprises.
Cette crise d'identité est en même temps crise des
valeurs, donc crise des qualités, qualités humaines,
qualification (valeur justifiée et reconnue) des personnes.
Malgré ses égarements (effets de modes, manipulations
trompeuses, etc. ) le mouvement annonce la civilisation de l'entreprise
pour donner à celle-ci ses lettres de noblesse celles
des finalités humaines engagées.
C'est dans le même temps que l'on parle de culture d'entreprise
et que le souci des cultures est plus grand. Ces cultures sont
alors identifiées à leurs actes, leurs uvres, leurs
signes.
C'est comme uvres, signes et actes que les cultures sont qualifiables,
c'est-à-dire par les expressions de leur civilisation,
de leur entreprise de développement.
La civilisation de l'entreprise est celle des hommes responsables
et des communautés humaines qui entreprennent l' uvre
de civilisation, c'est-à-dire l'accomplissement des qualités
humaines personnelles et culturelles dans leurs entreprises.
L'identité de cette civilisation, de chaque société
d'entreprises, de chacun, est riche et variée comme la
multitude des entreprises qui s'engagent et en forment les diverses
facettes. Elle est une de par le sens propre de l'entreprise
de chacun et les consensus qui s'établissent.
L'identité commune ne dépend pas d'abord de l'origine
géographique, de la
couleur de la peau, de l'éducation reçue, de la
famille, de la cité ou l'état. Elle résulte
d'une communauté d'engagement, d'une entreprise commune,
des uvres manifestes de cette entreprise. Alors les conditions
d'origine de cette entreprise peuvent secondairement retrouver
un sens, pays, famille, etc. et intervenir dans l'identité
commune pour la localiser et non la qualifier.
f) L'activité de la société
d'entreprises
L'activité de la société d'entreprises ne
se résume ni à sa croissance, ni à sa conservation,
ni à sa propre reproduction. Elle se définit d'abord
par "produire de la valeur", de la valeur humaine,
il s'entend. L'accomplissement des entreprises humaines, accomplissement
de l'homme, s'accompagne d'actes qui sont confrontation des hommes
aux conditions de leur existence, de leurs entreprises.
Ces actes sont travail et le travail est cette production de
valeur tant sous l'angle du développement en soi-même
des qualités humaines en les exerçant que sous
l'angle de l'élaboration de produits matériels
ou immatériels marqués de l'exercice de ces qualités
mêmes.
Le travail est ainsi culture des qualités humaines, s'agissant
de les faire croître et s'agissant simultanément
de les réaliser.
Les activités de la civilisation de l'entreprise n'ont
rien de très nouveau si ce n'est leur définition
et leur réalisation dans un sens nouveau. Activités
de la vie quotidienne, activités de production, activités
de recherche, activités de gouvernement, etc. sont comprises
comme un travail humain de production de valeurs humaines. C'est
ainsi que cette activité sert l'homme et que l'on peut
la considérer, dans tous les cas, comme une activité
de service, service de l'homme évidemment. La valeur du
travail se définit par ce service et non pas par quelques
normes ou quantifications absolues. Il s'agit donc d'une valeur
relative, d'une valeur mutuelle dont on peut avoir à négocier
des équivalences (équivalence = même valeur).
La valeur d'un produit ou d'un service n'est pas sa valeur d'échange,
mais sa valeur humaine mutuelle, celle-ci peut être symbolisée
par un signe monétaire qui n'est pas la valeur mais qui
la représente symboliquement.
L'activité de la société d'entreprises repose
sur des valeurs qui ne sont pas quantitatives mais qualitatives.
La quantification peut venir alors en donner la mesure ? De plus
en plus souvent, aujourd'hui, on découvre qu'un produit
matériel en lui-même ne suffit pas s'il n'est pas
proposé comme un service, s'il n'est pas mis au service
de ses bénéficiaires. C'est ce qui en fait la valeur.
L'utilitarisme tend à ignorer que les clients sont des
hommes et non pas des machines et qu'ainsi la valeur des choses
est toujours une valeur humaine. Le travail conjoint, les qualités
et valeurs humaines de son auteur et les qualités et valeurs
humaines que peut apprécier son bénéficiaire,
c'est comme cela qu'il peut y avoir une valeur commune, valeur
mutuelle.
C'est comme cela aussi qu'un consensus, celui de chaque entreprise,
sous-entend la valeur mutuelle de ses activités, indépendantes
ni de celui qui travaille ni de celui qui en bénéficie.
La société d'entreprises est une société
de services mutuels, engagés selon les finalités
communes qui en caractérisent la valeur partagée.
C'est comme cela que toute activité est activité
culturelle et, plus précisément ici, activité
civilisatrice c'est-à-dire de développement et
d'accomplissement des qualités et valeurs humaines.
Le travail est pratique de soi par l'homme, pratique de ses valeurs
et qualités au service d'autres hommes, de leurs valeurs
et qualités.
Le travail enrichit doublement l'homme lorsqu'il est compris
ainsi. La tradition occidentale n'est pas exempte de ces notions,
et l'actualité montre que, sortant du taylorisme, la "qualification"
des hommes est reconnue de plus en plus essentielle. Au milieu
des interprétations et des perversions diverses, on peut
y voir les signes d'un mouvement authentique de la civilisation
moderne où la qualification n'est pas un acquis mais une
voie de progression personnelle.
Mettre le meilleur de soi-même au service des autres est
l'enjeu et la condition de ce processus de qualification par
le travail pour les autres, sur les choses.
Dans ce travail d'humanité, travail ordinaire ou exceptionnel,
l'homme peut s'aider de moyens, d'outils, d'instruments, de techniques.
Nous avons déjà développé en introduction
cette question des moyens engagés dans les entreprises.
Il y a à en retenir surtout que l'homme n'est pas un moyen
mais la fin ou plus exactement celui qui détermine la
fin de ses entreprises et de leurs moyens et en répond.
Les moyens sont des intermédiaires dans le travail qui
est confrontation de l'homme à lui-même, aux autres,
aux choses et au monde où il agit.
Tout ce que l'on appelle techniques, méthodes, machines,
peut être effectivement compris comme moyens. Mais les
moyens ne sont "efficaces" que lorsqu'ils sont utilisés
efficacement en vue des finalités humaines pour la réalisation
des qualités et valeurs humaines.
Les moyens de la société d'entreprises ne sont
pas efficaces par eux-mêmes mais par l'usage qui en est
fait et notamment le sens de cet usage. Les moyens, réalisés
eux-mêmes par l'homme, sont un "moyen terme"
entre l'engagement de l'activité et la réalisation
de ses fins, auxquelles ils sont subordonnés. Ce sont
là des évidences à retrouver que la civilisation
moderne, celle des hommes responsables ne peut méconnaître.
En résumé, l'activité de la société
d'entreprises n'est rien d'autre que le travail humain aidé,
mais non remplacé, par les moyens qu'elle se donne.
Elle donne au travail une valeur majeure et aux loisirs, aux
vacances de la société de consommation et de distraction,
une valeur subordonnée au travail.
Toute activité humaine peut y être considérée
comme un travail. Le repos est ce qui permet de se reposer, de
se remettre au travail, lorsque celui-ci épuise par trop
les possibilités limitées de la personne ou lorsque,
achevé, un autre travail est repris dans la continuation
de l'entreprise personnelle engagée.
5 - LA SOCIETE D'ENTREPRISES : CONVERSION DES STRUCTURES
CLASSIQUES
La société d'entreprises ne se crée pas
ex-nihilo, elle advient dans un contexte ou plusieurs courants
sont à l' uvre mais, aussi, où les uvres et institutions
de la civilisation classique sont encore en place.
La civilisation moderne ne vient pas effacer et nier le passé
et la tradition comme le fait le modernisme. Elle le reprend
à son compte pour le convertir et, peut-être, en
accomplir les finalités.
Il nous faut examiner ce que deviennent certaines d'entre elles,
essentielles dans la culture occidentale : la religion, la famille,
la cité, l'état.
a) La religion
Elle a pu être conçue notamment comme une structure
d'église, organisant et réglant la vie sociale
et personnelle. La confusion du spirituel et du temporel a conduit
par ailleurs à leur exclusion. Celle-ci s'est traduite
notamment par la séparation entre vie profane et vie sacrée
jusqu'au rejet réciproque de l'une par l'autre.
Dans la civilisation de l'entreprise, la religion peut venir
pour aider au discernement, à la révélation
du sens de l'accomplissement de l'homme et donc du sens général
de l'entreprise humaine ou du sens particulier de l'entreprise
personnelle de chacun.
Si la finalité de la religion est conçue comme
l'accomplissement de la personne humaine et de l'humanité,
alors elle est aussi une entreprise, entreprise de conversion
qui consiste à signifier le sens, vers quelle fin l'homme
s'accomplit (pour renoncer à d'autres sens ou penchants).
Cette entreprise que peut être une église (entreprise
religieuse) a sa vocation propre, essentielle dans la mesure
où elle aide l'homme à trouver sa voie, le sens
de ses entreprises.
Cependant elle n'englobe pas les entreprises humaines et elle
n'est pas sur un autre terrain que les entreprises humaines.
Elle les sert comme toute autre entreprise mais d'un service
(ministère) essentiel.
Ainsi il n'y a pas contradiction entre l'entreprise religieuse
et les entreprises dites profanes où chacune joue un rôle
spécifique bien que, au fond, chaque entreprise soit une
entreprise religieuse, en tant qu'elle vise l'accomplissement
de l'homme, et profane, en tant qu'elle le fait par le service
concret et l' uvre qu'elle réalise.
Les entreprises particulières concourent à l' uvre
de la religion conçue comme entreprise, elles ne s'y aliènent
pas mais s'y conjoignent.
L'entreprise de la religion n'a pas pour objet de produire quoi
que ce soit mais d'éclairer le sens de l'accomplissement
de l'homme et sa transcendance.
Le rapport entre la religion comme entreprise et la multiplicité
des entreprises humaines n'est plus dans un rapport du type dedans
/ dehors, ou appartenance/exclusion ou hiérarchisée
de façon univoque. C'est un rapport entre l'objet existentiel
de chaque entreprise et son sens humain transcendant.
La religion les relie et c'est son uvre dans la société
d'entreprises. Elle peut être ainsi génératrice
d'entreprises humaines et, d'autre part, jouer un rôle
unifiant par le sens universel qu'elle révèle et
dans lequel elle propose à l'homme de s'engager.
b) La famille
Elle a été considérée comme cellule
de base de la société dans la conception structurale
de la civilisation classique. Le modernisme individualiste la
réduit à une juxtaposition circonstancielle et
conditionnelle d'individus, le courant de la possession en faisant
un corps fusionnel d'appartenance avec un patriarcat dominateur.
Mais la famille, qu'on la comprenne comme le groupe des familiers
ou qu'on la comprenne comme un couple, avec ou sans enfants,
peut prendre un autre sens dans la société d'entreprises,
celle d'être une entreprise.
Une famille est une association d'entreprises caractérisée
par un "esprit de famille" qui est le sens de l'entreprise
commune. La famille, ainsi, c'est la famille humaine de ceux
qui entreprennent ensemble leur humanité. Elle va de la
famille que forme chaque entreprise commune, particulière,
jusqu'à la famille éthique régionale, nationale
et la famille éthique humaine toute entière.
N'est-ce pas comme cela que l'on peut comprendre la notion de
fraternité ?
Le couple familial peut être lui aussi compris comme une
entreprise dont il nous faut maintenant examiner le caractère
spécifique dans la société d'entreprises.
Dans celle-ci, le couple est une entreprise commune d'existence,
de co-existence. Elle est, pour cela, conjonction d'entreprises
personnelles en une entreprise de vie commune. La finalité
du couple, qui est toujours l'accomplissement de l'homme, est
union sans confusion des finalités des partenaires du
couple engagés dans leurs entreprises personnelles qui,
pour une grande part, se conjuguent ainsi. De cette manière,
le couple comme chacun des deux partenaires est engagé
dans l'entreprise personnelle de l'un et de l'autre et des deux.
La société de l'entreprise réunit le couple
autour de son entreprise et des entreprises auxquelles il participe.
On se retrouve à la racine de la société
d'engagement mutuel dont le couple humain est l'archétype.
Il l'est encore lorsque le couple engage la naissance et l'éducation
d'êtres humains. Il uvre à l'accomplissement de
l'humanité depuis l'engendrement de l'homme jusqu'à
l'éducation des enfants en vue de leur autonomie responsable.
En outre, la coexistence de couple n'est pas le fait d'une simple
association mais d'un devenir partagé dont les partenaires
engagent l'entreprise.
Dans cette perspective on ne peut plus, comme dans la société
classique, séparer vie familiale ou privée et vie
professionnelle. L'une et l'autre sont engagement dans la même
entreprise familiale, elle même engagée dans des
entreprises multiples qui y concourent, dont des entreprises
professionnelles.
Encore une fois le lien social d'engagement mutuel rapproche
autour d'entreprises communes, vie familiale de couple, éducation,
vie professionnelle, etc. , sans dissociation mais aussi sans
confusion. Il est un fait que l'on trouve de plus en plus de
couples entrepreneurs dont les membres sont engagés dans
telle ou telle entreprise commune, chacune selon son entreprise
personnelle différenciée.
Dans la société d'entreprises, il devient moins
compréhensible que les partenaires du couple soient engagés
dans des entreprises majeures totalement étrangères,
ce qui convient à une société éclatée
qui sépare vie privée et engagement professionnel
de même qu'elle sépare les couples.
Cependant les rôles mutuels dans l'engagement commun peuvent
être radicalement différenciés, jusque et
y compris dans leur spécificité sexuelle. Il serait
du plus grand intérêt d'engager une recherche sur
la conjugaison des positions sexuées différenciées
dans la conjugalité comme dans le fondement de toute entreprise.
c) La cité dans la société
d'entreprises.
L'évolution de la famille, dans le sens d'un plus grand
engagement et d'une entreprise commune, entraîne une remise
en question de l'habitat. En particulier, l'opposition rural
/ urbain se présente différemment.
Nous avons déjà évoqué la nouvelle
"urbanité" de la société d'engagement
mutuel. Cette urbanité correspond à des liens sociaux
qui ne sont pas essentiellement liés au lieu, à
l'espace. Ainsi les concentrations urbaines ou les dispersions
rurales ne sont plus significatives. L'urbanité de proximité
de la cité n'est plus ainsi justifiée, d'autant
plus que des moyens modernes de transport et de communication
facilitent les relations à distance.
L'urbanité d'agglomération, à l'origine
de la cité, devient une urbanité d'engagement dont
le lieu, sans être indifférent, peut être
très secondaire.
Le rêve bucolique d'une civilisation pastorale ou d'une
régression naturaliste est à convertir dans le
réalisme de la société d'entreprises, dans
son urbanité, et non pas dans la société
d'agglomération à l'origine de nos cités.
Cependant, les cités existantes peuvent, au delà
des tendances classiques ou modernistes, se constituer en communautés
d'entreprises. La cité prend alors une raison d'être,
plus inscrite dans une vocation culturelle élucidée
et engagée que dans le lieu qui en est cependant une condition.
Lorsque la cité ne trouve pas ainsi le développement
"culturel" qui peut être le sien du fait de la
reconnaissance d'une communauté d'entreprise, elle est
vouée au schéma ancien ou à la disparition.
La responsabilité des élus, leur rôle et
leurs engagements seront de plus en plus importants.
Il s'agira d'apprendre à gouverner la cité et non
plus simplement la séduire ou l'administrer, sinon les
hommes responsables et leurs entreprises l'ignoreront.
La cité des citoyens deviendra l'entreprise d'une communauté
de responsables c'est-à-dire aussi une société
d'entreprises. Des élus sont déjà engagés
dans cette voie là lorsque le développement de
la cité est conduit selon une véritable stratégie
intégrant ainsi le politique ancré dans la vocation
culturelle véritable et l'économie qui dépend,
entre autres, des conditions du milieu local.
d) L'Etat dans la société
d'entreprises
L'Etat, dans la civilisation classique, était cette rationalisation
progressive de la vie collective qui pouvait en venir à
administrer et à régir une existence de plus en
plus normalisée. L'Etat de droit qu'il voulait être
se dégrade dans le modernisme en état totalitaire
ou en système socio-économique dit "libéral".
Dans la société de possession comme le disait Louis
XIV qui s'y connaissait en pouvoir absolu : l'Etat c'est moi.
Dans la civilisation de l'entreprise, il va falloir différencier
l'Etat, comme moyen collectif d'administration et de gestion,
du gouvernement dont il n'est alors qu'une dimension. L'Etat
moderne ne serait plus ainsi chargé : ni du politique,
ni du développement, pas plus que de l'activité
de production, d'identification collective ou de cohésion.
L'Etat administrateur et gestionnaire n'a qu'un rôle très
partiel dans un gouvernement. D'ailleurs, il n'est pas certain
qu'une institution gouverne la société mais son
gouvernement est bel et bien une entreprise constituée
de la concourance de multiples entreprises. Mais peut-on différencier
l'entreprise de gouvernement de la société d'entreprises
elle-même ? Cela supposerait une société
qui ne soit pas d'hommes responsables.
Le gouvernement de la société d'entreprises est
la maîtrise de son entreprise. Il s'effectue donc dans
l'exercice de toutes les responsabilités et singulièrement
dans des entreprises communes ou personnelles qui en assument
spécifiquement certains aspects. L'Etat peut être
ainsi la concourance des entreprises contribuant à la
gestion de l'économie de la société. N'est-il
pas déjà constitué de multiples organismes
qui pourraient être pensés comme entreprises (en
dehors du clivage, ici sans signification, de privé /
public) ?
L'Etat, entreprise concourante au gouvernement de la société
d'entreprises, n'est plus non plus ce qui identifie la nation,
la société, ni la représente, comme c'est
le cas dans la civilisation classique ou moderniste. C'est alors
au gouvernement de la société d'entreprises d'en
assumer la charge.
Le gouvernement de la société d'entreprises, maintenant
différencié de l'Etat qui peut être conçu
comme simple contribution, repose sur des principes et des pratiques
homologues des bases mêmes de cette société.
La civilisation de l'entreprise réclame pour cela des
conceptions et des méthodes nouvelles.
Celles-ci sont les mêmes pour toute entreprise personnelle
ou collective au niveau des principes, même si les modalités
en sont variées.
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